Le syndicalisme à l’assaut de l’organisation du travail

Conditions de travail et organisation du travail : la valeur de l’expérience ouvrière un texte remarquable de la fédération unitaire italienne de la métallurgie des années 1970

, par Gastone Marri

"La classe ouvrière dans sa grande majorité acceptait il y a quelques années encore le système des études de postes, et, avec lui, l’objectivité de la technologie, au point d’admettre les risques mortels comme partie intégrante du poste de travail et de voir dans l’aptitude à supporter ces risques une exigence professionnelle. Aujourd’hui, ces mêmes travailleurs participent aux projets de transformation des technologies et réussissent à imposer une façon nouvelle de travailler et de produire, tout en établissant des contacts avec d’autres groupes de travailleurs et de citoyens pour résoudre des problèmes écologiques complexes et importants".

par Gastone Marri, Coordinateur du Centre de Recherches et de Documentation de la Fédération C.G.I.L., C.I.S.L., ,U.l.L.

L’aspect le plus intéressant du processus de transformation en cours dans le domaine des conditions de travail est assurément la négociation entre les travailleurs et les directions. Celle-ci repose d’un côté sur l’expérience vécue des travailleurs et de l’autre sur les données techniques relatives aux conditions de travail. On a noté avec le temps un progrès certain dans la conscience et la responsabilité des travailleurs. Ils étaient au début très hésitants, toujours tentés de se réfugier derrière la protection des techniciens et de leurs instruments. Peu à peu, les travailleurs ont pris de l’assurance, ils sont devenus capables d’entreprendre leurs propres recherches, avec plus d’autonomie et sûrement plus de justesse. Récemment, par exemple, dans un établissement de taille moyenne de la province de Milan, le conseil d’usine a su recueillir et présenter l’opinion et l’expérience des travailleurs, avec une grande clarté et une grande objectivité, grâce à des assemblées de base par ateliers. Aucun questionnaire conçu par des techniciens n ’aurait pu, dans ces conditions, fournir des résultats aussi pertinents et complets. Même les données recueillies par le médecin de l’usine n’auraient pas eu la valeur de la sélection critique opérée par les groupes.

En général, comme on s’y attendait, les exigences des travailleurs ont été centrées sur des problèmes réels et concrets. J ’ai choisi entre mille ce témoignage d’un médecin d’usine, qui montre bien qu’on commence aujourd’hui à reconnaître à sa juste valeur le rôle de l’expérience ouvrière dans la transformation des conditions et de l’organisation du travail. Le syndicat pourtant connaît mal cette expérience et l’utilise encore moins. On l’a déjà dit, et bien dit, au Congrès de Modène : « Si nous continuons à exalter la valeur de l’expérience ouvrière, il faudra bien, à un moment donné, se décider à dire si cette expérience existe vraiment, quelles en sont les caractéristiques, comment elle peut être recueillie, et de quelle manière ce recueil peut servir à corroborer notre stratégie ».
Le syndicat mène actuellement un combat difficile pour un nouveau type de développement de la société qui fasse sa part à un nouveau système de production, à une nouvelle façon de travailler et de vivre. C’est le moment pour lui de s’interroger sur les raisons et les significations des expériences accomplies au cours des dix dernières années par la classe ouvrière et les travailleurs en général. Ces expériences portent aussi bien sur la revalorisation du travail que sur la recherche et la mise en pratique d’un nouveau rapport entre travail et santé, à partir d’une organisation différente du travail. Cette réflexion permettrait de mieux comprendre comment il faut affronter les tâches que le mouvement ouvrier doit accomplir sur ce terrain. Connaître et populariser ce qui a été fait concrètement et continue à se faire afin de comprendre, de contrôler et d’éliminer les nuisances, sur la base d’une organisation du travail différente, c’est aussi comprendre dans quelle mesure nous pouvons éviter que se reproduisent des drames comme Seveso et Manfredonia. C’est aussi faire le bilan des possibilités dont dispose le mouvement pour supprimer les risques les plus graves, les plus répandus et à coup sûr éliminables. Car ce qui compte nest jamais le point de départ en lui-même, ou un problème particulier de nuisance : c'est la conscience individuelle qui en découle et qui, à travers l’organisation, devient volonté sociale, volonté collective de comprendre, de savoir, de juger, d'évaluer, d’élaborer et d’imposer des solutions, c’est-à-dire volonté de transformer une réalité donnée. Cette contribution résulte d’une expérience partielle, sans être toutefois marginale. J 'ai en effet conscience de la complexité des problèmes sociaux qu'il faut affronter et résoudre. Le bilan des résultats obtenus au cours de la lutte contre les nuisances et pour une organisation du travail différente peut, à mon sens, aider à comprendre comment se fait la prise de conscience de ces problèmes par les travailleurs et les formes d'association qui en résultent, ce que les concepts généraux ne permettent ni de saisir ni d'expliquer. Il s'agit d'un bilan d'une ampleur exceptionnelle. Personne ne songe à le nier bien que ceux qui sont chargés de ce bilan soient plus sensibles aux difficultés qu'il y a à rassembler, évaluer et faire connaître ces expériences qu'aux succès qu'ils symbolisent. Le problème est donc : « Qu'est-ce qui a changé, et pourquoi ? ». A considérer une aciérie, non seulement de l'extérieur mais aussi de l'intérieur, il semble que, par rapport à l’image que nous en avions il y a cinq ou dix ans, le changement soit négligeable, sinon nul. Mais si nous observons les ouvriers de la sidérurgie et que nous nous demandons ce qui a changé dans leur vie au travail et dans leur tête, alors des changements radicaux apparaissent. Que s'est-il passé ? La classe ouvrière dans sa grande majorité acceptait il y a quelques années encore le système des études de postes, et, avec lui, l'objectivité de la technologie, au point d’admettre les risques mortels comme partie intégrante du poste de travail et de voir dans l’aptitude à supporter ces risques une exigence professionnelle. Aujourd’hui, ces mêmes travailleurs participent aux projets de transformation des technologies et réussissent à imposer une façon nouvelle de travailler et de produire, tout en établissant des contacts avec d'autres groupes de travailleurs et de citoyens pour résoudre des problèmes écologiques complexes et importants. C'est là l’expérience de l'usine de Terni, du S.C.I. de Cornigliano, des Aciéries de Campi et Loverea. Autre exemple : l’expérience des ouvriers de la chimie, qui sont passés du « monnayage » des risques au contrôle des substances utilisées, pour en arriver à participer aux processus d'assainissement et à la négociation des projets de manutention et d'entretien. Bien qu'on ne connaisse qu'une faible partie des expériences de lutte et des transformations en cours, nous pourrions aligner ainsi bien des pages d’exemples tout aussi significatifs. Une hypothèse explicative de ce qui s'est produit a pu être élaborée au cours de plusieurs années d'expériences, d'erreurs ct de rectifications. On la propose ici d'une façon nécessairement schématique. Le débat que nous espérons provoquer pourra corriger ce schématisme. Il s'agit de toute façon d'un élément de réflexion pour un approfondissement ultérieur. Jusqu’en 1968 l'ensemble des règles et des instruments qui présidaient à la lutte contre les nuisances du travail était fondé sur des sciences, des techniques et des technologies dont l’objectivité était admise sans aucune vérification ni aucun contrôle. Cette absence de preuves entraînait chez les ouvriers, le syndicat et les techniciens les convictions et les attitudes suivantes : il était naturel que les projets soient conçus par les techniciens sur la base de critères objectifs, de même qu'il était naturel quexiste une division sociale du travail (concepteurs d’un côté, exécutants de l’autre). Les machines n’étaient ni « bonnes » ni « mauvaises » : c’était l’utilisation capitaliste qui les rendait nocives.

Pour résoudre le problème, il suffisait de supprimer le patron qui non seulement faisait un mauvais usage des machines mais empêchait, par aveuglement et soif de profit, l’application sociale des découvertes technico-scientifiques favorisant le bien-être psycho-physique des travailleurs. Du moment que la prétendue objectivité des techniques et des technologies était admise par tous, les risques et les dommages qu’elles causaient à la santé des travailleurs ne pouvaient venir que des causes suivantes : l’insuffisance des moyens techniques destinés à réduire le risque, ou encore l’incompétence, la négligence et l’imprudence de l’entreprise. Dans le premier cas, la seule solution était de revendiquer une compensation (d’où le « monnayage du risque »). Dans la seconde hypothèse, il n’y avait qu’à aggraver les peines et renforcer la vigilance (renforcement de l’Inspection du travail, reconnaissance juridique des Comités chargés de la sécurité, etc.). Cette conception des nuisances, relativement bien partagée à la fois par ceux qui étaient chargés de la prévention, par les travailleurs eux-mêmes et leurs organisations avait encore d’autres conséquences. Et d’abord la notion de l’objectivité du risque professionnel dont on trouve les exemples les plus significatifs dans l’accord syndical sur la job evaluation dans la sidérurgie et dans la convention collective de la chimie, avec les trois classes de nuisances.

Autre conséquence encore, le fait de déléguer au technicien la mesure et l’évaluation des facteurs de risque et de danger. Le technicien mesure donc avec ses instruments les facteurs de risque, c’est lui qui explique ou rend compte des troubles ou des maladies, c’est lui encore qui évalue le dommage à fin d’indemnisation, c’est lui enfin qui élabore les « solutions ». L’élaboration des normes de sécurité, distinctes des instructions nécessaires à l’exécution du travail proprement dit, avait lieu en dehors de l’expérience des exécutants. Elle représentait une tentative pour porter remède aux carences inhérentes à ces instructions.
Dans ces conditions, l’expérience de la classe ouvrière sur la nocivité du travail ne pouvait être utilisée par le syndicat que pour dénoncer ou pour faire pression sur l’Etat ou sur le patronat, pour exiger la suppression des nuisances, pour réclamer un changement dans le contenu du travail et une extension des tâches qui fassent appel à l’intelligence des travailleurs. Il était impossible d’intervenir réellement sur ce qui, dans les accords, touchait à l’organisation du travail et aux conditions de vie au travail. Le concept de groupe ouvrier homogène restait vague et sexprimait essentiellement en termes de « rapport de force ». Il était exclu d'impliquer directement le syndicat dans la question du comment produire. La seule attitude possible était l'attente critique et le contrôle a posteriori des solutions adoptées unilatéralement par le patronat. Quant aux possibilités qu'avait la classe ouvrière de modifier ses propres conditions de vie et de travail; de définir une organisation du travail différente, on peut supposer qu'au fond, l'image que l'ouvrier avait de sa situation était schématiquement la suivante : conception, mesures et évaluation sont du ressort des techniciens; le syndicat me représente et me défend face à l'Etat et au patron; le parti me garantit la conquête de  l’Etat et le dépérissement de la propriété privée des moyens de production, c’est-à-dire la suppression des patrons. De la condition de salarié à celle de producteur On parle souvent des années 1968-1969 en Italie comme d'un grand « mouvement de conscience » de la masse ouvrière, d’un « saut qualitatif », d'une « prise de conscience ». Qu’en est-il au juste ? Peut-on faire l'hypothèse que la transformation de la conscience ouvrière a été celle du passage de la conscience de l 'exploitation (pour laquelle tout changement passe par le dépassement de la norme capitaliste de production, ce qui signifie qu'on renvoie tout changement à un futur indéterminé), à la conscience de l'hégémonie ? Quel est le sens de ce passage ? La question est importante et la réponse ne peut être simple. Celle que je vais donner, tirée de l’expérience de la lutte contre la nocivité du travail et pour une organisation du travail différente, est sans doute, une fois de plus, partielle. La formation d’une conscience hégémonique sur la question des conditions de travail repose, nous semble-t-il, sur une volonté individuelle et collective de changer les choses et d’utiliser, pour ce faire, l'expérience vécue (qui, avant 1968, ne comptait pas). Nous nous sommes demandé ce que signifiait la « prise de conscience », et voici la réponse. C'est être capable d'utiliser son expérience, c'est-à-dire prendre conscience de ce qui caractérise celle-ci, de se donner les moyens de l'évaluer et de la comprendre ; c'est aussi réaliser que la volonté de changer est en elle-même un changement de perspective et correspond à la possibilité de trouver des solutions sans délégation ni médiation. Nous sommes allés un peu plus loin (certains penseront peut-être « un peu trop loin ») et nous nous sommes demandé en quoi consistait la conscience de classe qui naît de l’échange entre chaque sujet individuel et ce qui l'entoure (le groupe ouvrier homogène, l’entreprise, le syndicat ou le parti). Voici la réponse : elle consiste en projets de transformation. D’où, du moins pour nous, la nécessité vitale de connaître et d'utiliser ces projets. Ce changement de perspective signifie le refus, de la part de la classe ouvrière et du syndicat, d'admettre l’objectivité de la technique et de la technologie, refus qui a permis de mettre en pratique le mot d'ordre, « la santé n’est pas à vendre ». Il signifie la critique des méthodes de recherche et de connaissance propres au technicien, incapable de saisir les différences spécifiques, de prendre en considération l'homme concret, d'avoir une vue globale sans laquelle toute solution, c'est-à-dire, en définitive, toute vérification, toute preuve est impossible. Il signifie aussi la conquête du droit de connaitre et du pouvoir de contrôler. Il signifie enfin la capacité de se réapproprier et de capitaliser l'expérience directe ou héritée, expérience qui alimente la conscience de classe en modèles anthropologiques et culturels, qui à leur tour s'articulent en projets, en stratégies de changement de l’organisation et des conditions de travail. La multiplication d'expériences directement et immédiatement mises à profit sur le lieu de travail, montre, entre autres, que les plus grands succès dans la lutte pour l'emploi ont été obtenus par l’intervention des travailleurs sur l’organisation du travail. Ces expériences ont modifié les rapports entre les travailleurs et le syndicat et elles ont, dans une certaine mesure, transformé le syndicat lui-même. Celui-ci a en effet commencé à se transformer, de syndicat visant à organiser le consensus des porteurs d'informations qu’il était, en une structure visant à organiser la participation des porteurs de stratégies capables de construire un mouvement à même de changer la réalité. Cette nouvelle orientation impose des obligations nouvelles au syndicat. Celui-ci doit fournir un modèle commun de référence, de manière que le modèle général (abstrait) soit toujours en corrélation avec les expériences particulières (concrètes) élaborées par les groupes ouvriers homogènes. Il doit aussi concevoir et populariser les moyens qui permettent de se réapproprier ces modèles et ces projets et d'utiliser ces expériences. Ces moyens restent encore partiellement à définir : encore une fois, il est possible de contribuer à cette définition en recourant à l’expérience que nous avons vécue au cours des longues années de lutte contre la nocivité du travail et pour une nouvelle organisation. Nous avons appris que pour la plupart des gens, « récupérer » l'expérience ouvrière signifie « parler avec les ouvriers », en utilisant les mêmes méthodes que les journalistes ou les psychologues (ce qui aboutit à enregistrer des images mais non des projets). Prenons par exemple la notion de validation par accord mutuel. L'évaluation du degré de « tolérabilité » globale des conditions du travail, faite de l’intérieur par un groupe ouvrier homogène s'est souvent transformée en une « récupération de la subjectivité » des travailleurs dont se charge le technicien en vertu du présupposé qu'il faut que quelqu'un (le technicien) soit chargé de cette «récupération » pour le compte du groupe. L'évaluation collective est ainsi vidée de son sens. Le rapport entre les techniciens et la classe ouvrière est du même coup faussé, puisqu'il n’est plus, dans ces conditions, la confrontation de deux expériences différentes, d'hypothèses et de projets dissemblables. Cette façon qu'a le technicien de récupérer la subjectivité ouvrière a d’ailleurs toujours existé et si l'on s'en tenait à cela, il n'y aurait rien de changé. Les procédés imaginés par le patron pour voler l'expérience ouvrière ne datent pas d'hier. On peut rappeler par exemple l’observation systématique des gestes du travail, qu'on utilise pour réduire les temps et accélérer les rythmes du travail. Affronter le problème des moyens qui permettent de récupérer l’expérience ouvrière et qui mettent les ouvriers et les organisations du mouvement ouvrier en mesure de se la réapproprier, c’est définir ce qui nous intéresse dans l’organisation du travail. Une fois de plus, l’expérience nous apprend que le seul point de vue possible est celui de la classe ouvrière. Ce qui nous intéresse dans l 'organisation du travail Pour la classe ouvrière, l’organisation du travail c’est avant tout l'ensemble des règles qui définissent les rapports entre les hommes ; la première de ces règles est la distinction entre concepteurs et exécutants (division sociale du travail). D'autre part, il n'est pas possible de saisir, de « lire », ni de comprendre l’entreprise sur la base d'un seul modèle unique. Il en existe au moins quatre : le modèle qui sert à déterminer les standards, c'est-à-dire celui qu'utilisent les techniciens de conception pour déterminer comment une séquence de matières premières, de machines, d'hommes, de temps et de mouvements se transforme en produit; le modèle issu de la pratique qui permet de corriger l'écart entre le projet et l'exécution; le projet de ceux qui sont préposés à «  l'entretien » des hommes (médecins et psychologues du travail); et enfin, le modèle ouvrier. Le point de vue ouvrier sur l’organisation du travail nous a confirmé l’existence concrète de ces différents modèles et nous a convaincus de l'importance et de la nécessité qu'i1 y avait pour les organisations ouvrières à en connaître le contenu. Le point de vue ouvrier pose que l 'élément le plus important de l’organisation du travail, ce sont les hommes et leurs rapports. C'est ce changement des hommes qui importe et l’instrument de mesure de ce changement est pour nous le dépassement de la division sociale du travail, c'est-à-dire de la division entre concepteurs et exécutants. L'expérience ouvrière enseigne aussi que pour dépasser la division sociale du travail, il importe de se réapproprier la conception. Sinon l’organisation du travail ne change pas, quels que soient les rapports de production et le cadre institutionnel. Se réapproprier les modèles La plupart des éléments que nous avons rapportés font référence à l’expérience de contestation et de négociation des charges de travail réalisée à la chaîne de la Fiat 124, aux usines de Mirafiori (Turin). Un groupe d'ouvriers, à l'origine très restreint puis peu à peu élargi, a réussi à s'approprier le modèle du Bureau des temps et des méthodes pour le contester, l’enrichir des critères issus de « l’expérience ouvrière » et finalement le retourner contre le patron dans l'intérêt des travailleurs. Cette expérience a confirmé ce qu'avaient déjà montré d'autres expériences de psychologie du travail : l'existence d'un écart considérable entre le modèle d'organisation de la production (Bureau des temps et des méthodes), le modèle réel de gestion de la production (hiérarchie de l’usine), et la réalité éprouvée à chaque instant par les travailleurs. D'où l'idée qu’il est nécessaire de s'approprier ces trois modèles à la fois si on veut être efficace dans la contestation technico-politique des charges de travail. Les résultats de cette expérience à la Fiat peuvent se résumer ainsi : a) création par convention de postes tels que les remplaçants , les polyvalents, les volants et communication des temps sous des formes utilisables par les ouvriers; b) augmentation des effectifs (10 unités) et diminution des charges de travail; c) crise du modèle patronal d'organisation du travail par la suppression de la distinction rigide entre la conception et l’exécution; tendance à dépasser la division sociale du travail (taylorisme), et à définir un nouveau profil d'ouvrier qui passe de l'état de salarié à celui de producteur, au sens gramscien du mot; d) mise en route d'un processus de formation permanente des délégués et des groupes homogènes d’ouvriers qui garantisse un changement en profondeur des hommes et qui représente la condition (pour l’instant, ce n'est qu'une éventualité) d’une appropriation par le syndicat, dans son propre intérêt, de l’expérience ouvrière; e) coût peu élevé de la lutte (la perte de salaire pour faits de grève a été pratiquement nulle). L’expérience des ouvriers de la chaîne de la « 124 » montre que l’appropriation consiste à intégrer dans un modèle différent issu de l’expérience ouvrière, des résultats qui, eux aussi, ont été mesurés avec un étalon différent de celui qu’utilise le patron. S'il était nécessaire de prouver la valeur de cette appropriation, il suffirait de constater que le patron, lui, l'a bien comprise et qu’il y a vu la capacité de la classe ouvrière à gérer de façon autonome son travail. Les transformations introduites à l'initiative des ouvriers sont en effet transplantées ailleurs, là où précisément le patron estime que les travailleurs sont provisoirement incapables de se les approprier. On a souvent évoqué les cas de Fiat à Rivalta, Crescentino et Cassino, où ont été introduites des innovations et des améliorations en matière de technologie et de conditions de travail qui étaient en réalité le fruit des luttes menées à Mirafiori (afin de désarmer ceux qui se sont battus et de prendre de court ceux qui pourraient se battre). Cette nouvelle façon de comprendre, de vérifier, de modifier et de mettre à l'épreuve les faits autorise un contrôle permanent et quotidien de l’orientation stratégique définie par le mouvement ouvrier. Ce contrôle s'exerce au jour le jour, poste par poste et permet une évaluation de l’influence qu'exerce sur cette stratégie le changement dans les conditions de travail. Elle permet aussi de faire des expériences directes et de les gérer sans recourir à des médiations. Elle crée le cadre et les conditions d’une confrontation dialectique entre les groupes ouvrier homogène et la réalité, entre les différentes usines, entre les différents secteurs, entre les différents niveaux de l’organisation et entre les expériences de lutte contre les nuisances faites dans l’entreprise et celles qui sont faites ailleurs dans le pays. En ce sens, le travail et les expériences qui en résultent sont la manifestation décisive, le moteur du processus d'humanisation et de formation de la conscience du travailleur et de sa culture. Jusqu'à ces toutes dernières années, les révolutions scientifiques et le contrôle social de la science étaient réservés à une communauté scientifique restreinte. Un grand savant, spécialiste de l'analyse des révolutions scientifiques, Thomas S. Kuhn, a reconnu, il est vrai, que le changement pouvait être influencé ou déterminé par des éléments de nature pré-scientifique. Il a admis que « dans les révolutions politiques comme dans le choix des modèles, il n’y a pas de meilleur critère que le consensus de la population intéressée ». Il n'est pas allé jusqu'à imaginer la nécessité d'élargir la communauté scientifique, ce qui représente la première étape vers le contrôle de la division sociale du travail et la garantie d'un contrôle social de la science et de la technologie. Peut-on dire que l'Italie a connu dans les années 1968-1969, du moins pour ce qui est de l’expérience sur les conditions de travail, une révolution scientifique ? Il semble que oui, et on peut ajouter que la nouvelle association de techniciens, de syndicalistes et d'ouvriers unis par l’expérience commune des luttes contre la nocivité a le caractère d'une communauté scientifique élargie. Les membres de cette nouvelle communauté sont ceux qui, en dehors de toute référence scolaire, cherchent à aborder d'une façon nouvelle leur travail. Nous pouvons les définir comme des « experts bruts ». Ce sont les ouvriers, c'est-à-dire les exécutants, dans la mesure où ils sont porteurs d'un savoir scientifique qui se crée et se définit par un processus précis, celui de l’appropriation. Ce processus peut se définir comme « la manière d'apprendre à apprendre » (ce qui n'est jamais un aspect de la professionnalité de l'intellectuel). L'un des domaines sur lesquels la communauté scientifique élargie a déjà accumulé une expérience certaine est celle de la recherche, du contrôle et de la suppression des risques et des dommages concrets, correspondant à des situations bien précises dans la production ou sur le territoire. Le développement de cette expérience peut apporter une contribution décisive à la solution des problèmes dont nous discutons. Nous avons insisté sur ce point parce qu'il nous paraît essentiel. Toute transformation de l’organisation du travail, tout changement dans les conditions de vie au travail passe en effet d'abord par le changement des hommes eux-mêmes. Repères pour un bilan des luttes sur les conditions de travail La nécessité d'établir un bilan des luttes contre les nuisances et pour une nouvelle organisation du travail a été très clairement exprimée au Congrès de la F.L.M. sur les conditions de travail qui s'est tenu à Modène en octobre 1974. En se référant à ce débat et, d'une façon plus générale à l'expérience acquise au cours 'des luttes menées depuis dix ans, on peut essayer de définir quelques points de repère et des méthodes permettant de préciser les principaux changements survenus dans ce domaine. Ainsi l’initiative syndicale sur le thème de l’organisation et des conditions de travail pourrait-elle reprendre d'une façon efficace. L’hypothèse de travail serait la suivante : vérifier la validité et la diffusion du modèle théorique d’analyse de la novicité proposé par la publication de la F.L.M. en 1969; vérifier la pertinence des phases prévues pour l'enquête ouvrière définie au cours du séminaire organisé par la Fédération C.G.I.L. - C.I.S.L. ~ U.I.L., par le patronat et par le Centre de recherches et de documentation en février 19757; vérifier enfin les effets «visibles» produits par la diffusion de ce ,modèle théorique, en liaison surtout avec l’organisation des luttes formelles et informelles contre la nocivité. Le bilan passe nécessairement par une histoire détaillée des luttes contre la nocivité, région par région, et par la validation du modèle de connaissance, de contrôle et de changement expérimenté à l'usine ainsi que des possibilités d'extrapolation de ce modèle à l'ensemble du territoire. Cela signifie se demander s’il est possible d'aborder des problèmes différents selon le même schéma de référence (par exemple la construction dunités sanitaires de base, la réforme de l’école à partir de l’expérience des « 150 heures », la formation syndicale et l’expérience sur les conditions et l’organisation du travail). Cela suppose aussi une connaissance, une popularisation et une utilisation transversale d’expériences formalisées, c’est-à-dire de modèles. En d’autres termes, la participation signifie la non-délégation et la vérification collective des programmes et des méthodes au niveau de l’école ainsi que le respect du modèle de participation, de non-délégation et de validation par accord mutuel élaboré par la classe ouvrière.

Au moment où reprennent vigueur, au sein même du syndicat et des partis de gauche , malheureusement, les thèses et les valeurs de l’entreprise sur la productivité et sur le rôle du marché, et dans une situation où, de surcroit, la dialectique entre les liens internationaux (qui sont loin d’être réciproques) et certaines formes de défense nationale et de défense de classe restent encore à définir ou sont peu crédibles, il faut souligner et redécouvrir le rôle politique de la revendication dans l’entreprise. Surtout depuis que nous avons découvert que la dynamique salariale n’est plus un élément de pression sur les investissements et sur les transformations technologiques, contrairement aux thèses que nous avons défendues et prêchées pendant des décennies. L’intervention des travailleurs et du syndicat sur l’organisation du travail a toujours été considérée comme un obstacle, comme un frein à la production et à la productivité, comme si les entreprises libres d’organiser à leur manière la production étaient capables de le faire d’une façon économique et productive. Or, l’économie politique et la polémique sur la productivité, sur l’efficacité, sur la compétitivité, ignorent une donnée économique fondamentale : la valeur de l’organisation informelle en tant qu’élément déterminant pour assurer la production et la productivité. En d’autres termes, c’est l’intervention des travailleurs sur l’organisation du travail qui rend possible la production, et non pas la liberté qu’a l’entreprise d’organiser celle-ci.

L’intervention des travailleurs ne constitue pas une entrave mais la condition pour que se réalisent et s’accomplissent les cycles de production. Sans l’intervention correctrice des travailleurs, ces cycles ne se réaliseraient pas, ou bien le seraient à un coût bien supérieur, pour l’entreprise et la société. Le fait économique qui pèse négativement sur la capacité de production et sur le niveau de productivité des entreprises n’est pas l’intervention des travailleurs et du syndicat sur l’organisation du travail, mais la manière dont l’organisation et la division sociale du travail sont définies par le capitalisme. Sans l’intervention des travailleurs, cette organisation donnerait des résultats catastrophiques, caractérisés par le gaspillage de tous les éléments qui concourent à la réalisation du processus de production, qu’il s’agisse d’éléments intellectuels, biologiques ou matériels.

NOTES
l. Extrait de la communication du professeur Sassi, directeur du service sanitaire de la S.P.A. Pirelli, au congrès « Sencurit 76 » qui s’est tenu à Milan le 6 octobre 1976.
2. Actes du Congrès national F.L.M. sur la « Relance de la lutte pour la santé et les conditions de travail », Modène, 24-26 octobre 1974.

Formation CGIL sur l’organisation du travail
Récemment, un cours de formation CGIL sur l’organisation du travail s’est tenu à Ariccia, du 17 janvier au 12 février 1977. Il représente une tentative pour préciser les racines culturelles, les moyens de diffusion, les initiatives, les formes de lutte, les tendances de la négociation et les réalisations qui caractérisent les expériences syndicales sur les conditions de travail. Nous en indiquons ici le schéma, pour servir de fiche de référence et d’inventaire en vue des apprentissages ultérieurs.

Racines culturelles
Identification du groupe ouvrier homogène ; caractère non objectif de la science, de la technique et de la technologie ; caractère non objectif des risques et des dommages provenant du travail ; le refus de monnayer la santé ; le refus de déléguer au technicien la mesure ; l’évaluation, la recherche de solutions et la définition des projets ; l’évaluation et le contrôle collectifs des conditions globales de tolérabilité par le groupe ; le projet de recueil de l’expérience historique, épidémiologique et préventive du groupe ouvrier homogène ; responsabilisation des techniciens et des entreprises ; modèle d’analyse des conditions de travail (les 4 groupes de facteurs, les registres et les livrets) ; modèle de prévention dans le cadre de la réforme sanitaire.

Instruments de popularísation
Constitution de la Commission médicale auprès de la Bourse du Travail de Turin (1961) ; début d’une formation syndicale spécifique sur les conditions de travail pour cadres de base et cadres moyens (1962) ; création des premiers centres provinciaux de lutte contre les nuisances (1964) ; création du Centre de documentation sur les risques et sur les dommages provenant du travail à l’I.N.C.A.-C.G.I.L. (1966) ; début de la diffusion et exploitation du questionnaire standard basé sur quatre groupes de facteurs (1967) ; première édition du livre Le milieu de travail, collection « Formazione sindacale », Editrice sindacale italiana (1967) ; cahiers de formation I.N.C.A. - C.G.I.L. (n° 6), La prévention des risques du travail (1968) ; première édition du cours de la F.L.M., Les conditions de travail (1964-69), et première série de cinquante diapositives (1969) ; naissance de la revue, Rassegna di medicina dei lavoratori, I.N.C.A. - C.G.I.L. (1968) ; première édition du Guide pour l’usage des normes de sécurité dans l’industrie, I.N.C.A. - C.G.I.L. (1971) ; première édition du cours sur La prévention des risques du travail dans l’industrie, I.N.C.A. -C.G.I.L. (1971).

Principales expériences et initiatives syndicales pour définir et populariser une stratégie sur les conditions de travail
Première ébauche de contrat syndical pour le contrôle de la nocivité des conditions de travail élaboré par la Bourse du Travail de Turin (1964) ; premières propositions de caractère général pour une stratégie revendicative sur la nocivité, faites par la F.I.O.M. (1965) ; document de la F.I.O.M. sur la négociation syndicale des conditions de travail (1967) ; document F.l.L.C.E.A. sur la prévention (1967) ; congrès F.I.O.M. sur la négociation des conditions du cadre de travail (Desenzano, 1967) ; rapports de la Commission interne Fiat-Mirafiori sur les expertises à « l’atelier 59 » et sur les entretiens avec les médecins de l’usine (1967) ; congrès C.G.I.L. sur les centres de la lutte contre les nuisances (Modène 1971) ; congrès unitaires de Turin (1970) et de Milan (1971) sur les conditions de travail ; congrès de la Fédération C.G.I.L. - C.I.S.L. - U.I.L. sur les conditions de travail (Rimini, 1972), congrès F.L.M. sur les conditions de travail (Modène, 1974).

Contestation (formes de lutte contre les nuisances)
Quantité de la production mise en relation avec l’intensité et la durée de l’utilisation de la force de travail ; opposition au transfert des nuisances ; refus duti1iser des substances ou des formes dénergie sans en connaître les effets ; décalage des horaires où sont exécutés les travaux nocifs, même pour d’autres travailleurs ; recherche des sites où faire exécuter les manipulations nocives ; rotation gérée par le groupe (en tant que réponse à l’initiative du patronat et manifestation de la solidarité de classe, afin de supprimer les ghettos de nocivité et de déqualification) ; isolement des sources de nuisance et des opérations nocives ; protections individuelles (masques) ; pauses, effectifs et rotations gérés par le groupe ouvrier homogène.
Réappropriation (début du dépassement de la division sociale du travail)
Prise de possession des critères selon lesquels un bureau d’études définit les modalités de la production ; contestation et négociation permanente des temps, des rythmes, des effectifs, des horaires et des qualifications en vigueur à la fabrication et à l’entretien.

Implication du syndicat
Refus de toute validation générale et a posteriori ; participation des travailleurs aux groupes établissant les projets ; possibilité de faire coïncider les normes de sécurité avec les instructions de travail ; diminution constante du coût des luttes pour obtenir des modifications dans l’organisation du travail.

Négociation
Réduction constante (jusqu’à leur disparition) des procédés de compensation (monétaires ou autres) en faveur d’un droit permanent d’intervention anticipé et d’un pouvoir de contrôle sur l’organisation et les conditions de travail ; possibilité qu’a le syndicat d’influer préventivement et globalement sur les modes de production et les lieux d’implantation ; possibilité d’utiliser la réappropriation en termes d’expérience ouvrière pour la restructuration, la requalification et la décentralisation de la production.
Réalisations (entendues comme les moyens que se donne le syndicat)
Centre de documentation unitaire sur les risques et les accidents du travail ; revue unitaire Medicina del Lavoro ; manuel pour l’identification des nuisances et le contrôle global de la nocivité, à partir d’une nouvelle organisation du travail et de nouvelles hypothèses de travail pour les techniciens.
Formation
Syndicale (documentation) et universitaire (les 150 heures) ; modèle de recherche pour la récupération de lexpérience ouvrière et la découverte des modalités selon lesquelles on peut utiliser cette expérience pour modifier l’organisation et les conditions du travail. Réalisations (entendues comme linstitution d’un nouveau rapport entre techniciens et classe ouvrière)

Avec les techniciens de la conception, de la sécurité, de la médecine et de la psychologie du travail, qui apprennent des choses nouvelles et une nouvelle façon de les utiliser ; au niveau des organismes d’Etat : l’Inspection du travail est contrainte à consulter les représentants syndicaux et à utiliser l’expérience ouvrière ; au niveau du droit : la magistrature et la jurisprudence reconnaissent la valeur de l’expérience ouvrière ; au niveau des structures « sanitaires : médecine préventive du travail, réalisations dans les régions, les provinces et les communes ; au niveau de la médecine légale :valeur du jugement du groupe dans l`évaluation du dommage subi.

Réalisations (au sens de rapport entre l’usine et l’ensemble du territoire)
Validité de la méthode de recherche des risques et des dommages fondée sur la participation des ouvriers et sur le modèle des quatre groupes de facteurs ; validité du système d’enregistrement des données par l’individu et par le groupe, afin de construire le concept et l’échelle de densité du risque ; construction de la carte du risque avec des « moyens limités » et des « experts bruts », sur la base des critères « grave, répandu, éliminable » ; construction d’une « conscience du territoire » comme condition de l’avènement d’une conscience écologique.