Une enquête-action CGT à la Région Ile de France

On partage une expérience commune et ça commence à faire collectif intervention à l’AG des Ateliers Travail et Démocratie, 24/09/2022

, par Charles Affaticati

Charles Affaticati, responsable du syndicat CGT des agents de la Région Ile de France, a mené en 2018-2019 une enquête-action syndicale avec ses collègues, qui a débouché sur une importante mobilisation et une victoire. Il revient sur cette expérience quatre ans après.

J’interviens pour relater une tranche de lutte syndicale d’environ 6 mois au sein de ma Direction.

Dans mon syndicat, après l’arrivée aux affaires d’une certaine Valérie Pécresse en 2016, on est passé à l’essoreuse des réorganisations sur fond de novlangue managériale, de tout numérique et de bonheur au travail. Devant l’ampleur des dégâts on a décidé de se doter en 2018 d’un Observatoire des Conditions de Travail, pour travailler plus en profondeur les questions de santé au travail et mieux défendre les droits des collègues.

On a cherché si des observatoires existaient dans la CGT et on en a trouvé un, celui de l’OFCT issu d’un collectif qui animait l’activité "travail" au sein de sa fédération. La 1ère réponse qui nous a été faite c’est d’abord formez-vous !

L’OFCT a assuré la formation du syndicat de tous les syndiqué-es intéressé-es par la démarche, pas que des élu-es et mandaté-es. Comme on n’est jamais mieux servi que par soi-même, la démarche est initiée dans mon service, à la Direction des financements européens, où je suis au départ le seul syndiqué. Une Direction récente qui gère depuis 2015 les fonds européens FEDER et FSE à la place de l’État, une compétence sans transfert de postes, dans un grand chaos organisationnel et avec une pression très importante liée aux audits européens sur les subventions accordées par la Région.

On est une petite cinquantaine, beaucoup de précaires sur des CDD d’un an, parfois de 6 mois, des stagiaires. Et le réel, c’est chacun.e pour soi dans sa bulle, on ne se parle pas, on n’a pas de temps pour ça et pas forcément l’envie, du surtravail pour tous, de la maltraitance organisationnelle, des pressions politiques, des mises en causes personnelles, des burn out, des arrêts maladie, des démissions et demandes de mobilité, bref un turn over important et symptomatique. En clair, personne ne va bien.

De notre formation, 2 axes forts, centraux se sont ancrés : quel statut et quelle place redonner à la parole des travailleurs.es ? Comment les mettre en mouvement à partir de ce qu’ils connaissent le mieux, c’est à dire leur travail ?

Avant les vacances d’été, j’organise deux heures d’info syndicales, qui réunissent à chaque fois 25 collègues, soit la moitié des effectifs. A la question « vos conditions de travail ont-elles un impact sur votre santé », j’ai plus d’une dizaine de mains qui se lèvent. Beaucoup l’expriment en pleurant. A partir d’un questionnaire de l’OFCT "évaluons notre travail", je vais extraire 4 questions et proposer à mes collègues d’y réfléchir pendant les congés d’été, de le remplir et c’est anonyme :
1. ma charge de travail
2. ce qui me manque pour pouvoir correctement effectuer mon travail sans puiser dans mes réserves
3. la reconnaissance au travail
4. l’impact du travail sur ma santé

A la rentrée, je suis scotché par le nombre de réponses mais aussi par leur densité : certains ont rajouté des feuilles pour pouvoir raconter leur quotidien. Je reprends contact avec l’OFCT et c’est là que, surtout, on s’arrête pour réfléchir : si le syndicat dépouille ce qui est remonté, on dépossède ceux qui ont fait le 1er pas en répondant et ce n’est surtout pas notre objectif.

Je provoque donc une heure d’info syndicale dans le service et explique le nombre de questionnaires remontés, leur densité avec une question qui s’adresse à tous : qu’est-ce qu’on en fait, qui serait intéressé pour travailler dessus ? Quelques -uns. es sont volontaires. Comme nous n’avons pas beaucoup de temps, je propose que nous mangions ensemble dans une salle le midi pour pouvoir avancer. Une dynamique est enclenchée. Nous mangeons ensemble tous les midis pendant une semaine, nous nous parlons. D’autres viendront progressivement participer, manger avec nous, notre cercle s’agrandit.

Nouvelle heure d’info syndicale et nous sommes déjà plus nombreux : 35 sur 54 dont une partie de l’encadrement intermédiaire ! Nous exposons le rendu, on a permis de mettre des mots sur des maux, la parole se libère. Et là encore, on s’arrête : que proposer, c’est quoi notre responsabilité de syndicalistes au regard de notre objectif ? Alors, je vais me contenter d’expliquer qu’il existe des outils réglementaires et comment on peut s’en servir : les obligations et responsabilités de l’employeur quant à la santé au travail, le droit de retrait, le signalement dans le registre santé-sécurité, le droit d’alerte, le Chsct.

1er enseignement : les collègues n’en veulent pas. Je sens que c’est trop tôt pour eux et que ça leur fait plutôt peur. Mais la porte est ouverte, ce qui est mis en lumière, c’est qu’ils ont des droits. Les collègues vont proposer ce qu’ils sentent à leur portée : une lettre au Directeur Général des Services pour dire tout ce quotidien au travail et lui demander de régler les problèmes.

Et là encore, on s’arrête pour réfléchir. Si je la rédige, je les dépossède, la mise en mouvement est morte et ce n’est toujours pas notre objectif. Donc, question renvoyée à toutes et tous : qui rédige ? A nouveau il y a des volontaires. Ils vont écrire leur lettre et on n’a jamais vu un courrier à un employeur aussi gentil, d’une bonne foi qui frise la naïveté et qui sent l’espoir. La lettre va circuler dans le service, chacun.e va pouvoir donner son avis.

Nous, on ne sort pas de notre démarche et la question suivante est qui la signe ? Et on ne dépossède toujours pas. Le débat est engagé sur la signature. Elle va porter sur la CGT et "des" collègues du service et non pas "les" car tous ne sont pas encore en mouvement.

La lettre est partie et la réponse de notre direction c’est le silence. C’est ce silence qui va générer la colère des collègues. Une colère de déception. Ils le ressentent à juste titre comme un mépris profond quand ils n’ont pointé que du factuel. On vient de mettre en œuvre ce qu’on a vu en formation : c’est la colère qui sauve, qui met en mouvement, pas la plainte. Et on a travaillé la colère en créant un effet miroir : mon réel, mes droits, les obligations de mon employeur.

Nous essayons de tenir encore et toujours notre démarche : je mets en débat les suites à donner au silence, je rappelle les outils. Parmi ceux-ci, les collègues vont opter pour ce qui semble à leur portée mais un sacré pas est franchi. Ils décident de remplir le registre santé-sécurité en demandant une enquête du CHSCT et des études des postes de travail. Et à nouveau la question qui signe ? Ca débat et une demande est faite : on peut signer sans que notre signature soit identifiée, reconnue ? Encore un nouveau pas : c’est le collectif qui repousse la peur et pour la 1ère fois, ce sont eux qui inventent l’outil.

Un condensé de la lettre est collé dans le registre et surprise, plus de 80% du service va signer avec des espèces de zigouigouis non identifiables. Mais c’est signé ! Cette action est constitutive d’une 1ère grande bascule : la direction prend peur : sur le nombre de signatures dans un service essentiel pour elle, sur la nature de l’outil qui fait responsabilité juridique pour elle. Pour tenter d’étouffer le feu, la hiérarchie va commencer à venir discuter avec des collègues, venir manger avec certain-es de façon ostentatoire, mettre la pression, faire peur, et me convoquer en tant que représentant de la CGT.

Nouvelle mise en débat, est-ce que la CGT se rend à l’ordre de convocation de la direction ? La réponse est majoritaire : c’est non, on n’a rien à lui dire, on veut parler à celui qui a le pouvoir de décision, c’est à dire le DGS. Les choses vont ainsi grenouiller un temps, la direction continuant d’œuvrer sous le tapis, en s’invitant dans les réunions de service sous forme de petits déjeuners pour forcer les collègues à parler. Mais on a décidé de rester mutique, de résister et la hiérarchie le sent.

Alors du jour au lendemain, nous sommes tous convoqué-es par le DGS qui vient chez nous, sur notre lieu de travail, assisté de notre hiérarchie. Le but du DGS c’est de nous impressionner, nous diviser et montrer que les problèmes sont en passe d’être résolus. Notre but est inverse : démontrer que les problèmes sont nombreux, persistants et que notre directrice est incapable de les résoudre et surtout obtenir d’être reçu sous la forme d’une délégation conduite par la CGT, avec un ordre du jour établi par nous.

Dans l’urgence, on prépare la réunion, je leur raconte des expériences syndicales, ce qui risque de se passer, comment ils vont essayer de nous déstabiliser. On fait des jeux de rôle pour voir qui va prendre la parole sur quoi, comment on rebondit et même à comment on va s’installer autour de la table.

Je commence par prendre la parole. Le DGS me prend à partie, me coupe la parole et me réduit au silence. Les collègues vont monter au créneau, me protéger, prendre le pouvoir en parlant, parlant, parlant. A la fin de la réunion, le DGS est obligé de constater qu’il va devoir nous recevoir sous forme de délégation car rien n’est réglé par la directrice, qui sort complètement décrédibilisée. On a déjà gagné.

On écrit nos revendications et on fait 2 listes distinctes : ce qui relève des conditions d’emploi et ce qui relève des conditions et orgas de travail. Le jour dit, la délégation est prête, 12 agent-es plus 2 syndiqués, notre secrétaire général et moi Ambiance feutrée, presque cordiale, le DGS et ses responsables RH accèdent à presque toutes nos revendications. Notre directrice ne prend pas la parole. Une semaine plus tard elle est mise dehors.

Je passerai les détails sur cette entrevue mais quand on en sort, on est tous fous. Pour tous, on a gagné.
 tous les contrats de catégorie B d’un an sont requalifiés en contrat de catégorie de 3 ans.
 le renforcement de la hiérarchie intermédiaire par des créations de postes
 condamnation des pratiques managériales qui avaient cours
 des réunions de direction avec un ordre du jour, des documents communiqués à l’avance et la possibilité pour les agent-es de mettre des points à l’ODJ
 la réorganisation du Pôle RH et un travail sur le suivi des alertes et des reprises après arrêt longue maladie
 accès facilité à la formation et à la préparation des concours pour tous

Surtout, les collègues ont décidé de mettre en place un comité de suivi pour veiller à ce que l’employeur tiennent ses promesses. Dans la foulée, en décembre 2018 on a nos élections professionnelles. Pour la 1ère fois dans l’histoire du conseil régional, la CGT devient la 1ère organisation syndicale avec 27 % des voix (il y en a 7 dont un syndicat maison). On devient majoritaire au CHSCT dont je prends le secrétariat. En 2 ou 3 ans, le nombre d’adhérent-es passe de 180 à 330.

Ce que nous avons mis clairement en avant, c’est que la CGT n’ a pas été devant les travailleurs.es pour qu’elles et ils partagent nos analyses et revendications, pas derrière pour les pousser et convaincre de, mais parmi eux, avec eux. Parce que nous sommes d’abord des travailleur-es.

Alors, pour finir, au bout de 4 ans, qu’en reste-t-il aujourd’hui ? Nous n’avons pas bougé les orgas de travail. La charge de travail et le turn over restent importants, je suis devenu le plus ancien de ma direction, il n’y a presque plus de titulaires, remplacés par des contrats de 3 ans, puis aujourd’hui par des contrats de projets théoriquement de 5 ans. Mais l’ambiance de travail est bonne et solidaire, et surtout on se parle. L’essentiel est préservé et il nous dit que tout reste possible.