Assemblée générale du 2 décembre 2023 Compte-rendu des débats

, par Collectif d’animation des Ateliers Travail & Démocratie

Ateliers Travail & Démocratie

Assemblée générale 2023

Bourse du travail Paris – salle Louise Michel

Présidence de séance : Marie Lesage

Tour de table : Marie Lesage, Coopaname ; Julien Lusson, analyste du travail ; Olivier Frachon, retraité, syndicaliste, Cie Pourquoi se lever le matin ; Claudine Cornil, Cgt, ex-membre UD Cgt Morbihan, réseau Travail ; Aurélien Alphon-Layre, ex DS SMART (coopérative) ; Raoul Marmoz, sociologue ; Grégoire Munck, retraité, militant syndical ; Yves Bongiorno, retraité – activité choisie sur la démarche travail ; Alain Le Cornet, ouvrier d’Etat au sein du ministère de la défense, militant Cgt, ex RP en IRP ; Annie Flexer, retraité, UBC Paris. Collectif Roosevelt ; Dominique Malon, syndicaliste FSU. SNU Pôle Emploi ; Benjamin Gandouin, Solidaire Finances publiques ; Imène Daouadi, intervenante en prévention des RPS auprès des entreprises ; Céline Marty, doctorante en philosophie, enseignante. Syndiquée Cgt ; Linda Sehili, Solidaires Finances publiques ; Damien Robinet, Solidaires Finances publiques ; Thomas Coutrot, économiste, chercheur associé à l’IRES ; Iwan Bart, Cgt, CNRS, membre CSA et FSSCT, co-secrétaire de la FSSCT du ministère formation supérieur ; Frédéric Séchaud, sociologue au CEREQ, Cgt, formateur syndical UD Bouches-du-Rhône et FERC ; Christine Eisenbeis, chercheuse, syndicaliste FSU, chantier Travail de l’institut de recherche FSU ; Yves Baunay, Institut de recherches FSU, chantier travail ; Damien Cru, syndicaliste Cgt Construction puis ANACT, retraité ; Muriel Prévot-Carpentier, ergonome et philosophe, Université Paris 8 ; Bernard Bouché, US Solidaires, UD du Rhône, retraité de Sud-Rail ; Fabien Gâche, ex-usine Renault Le Mans, retraité, ex-DS Groupe Renault ; Coralie Perez, économiste, ingénieur de recherche à Paris-1 ; Marilyn Baldeck, intervenante sur les enquêtes sur VSS ; Corinne Savart-Debergue, équipe d’animation des ATD, Cgt ; Catherine Arnaud, retraitée, consultante en ingénierie de formation , psychologue du travail.
Après-midi :
Romain, travailleur en bibliothèque, collectif Strike ; David, sociologue à l’université, collectif Strike ; Gérald Le Corre, militant syndical Cgt UD 76, inspecteur du travail ; Didier Cornil ; Christine Martin, militante à la FERC Cgt, thèse en ergologie sur l’émancipation au travail et l’enquête ergologique.

Introduction, par Thomas Coutrot

Les Ateliers Travail et Démocratie ont fait leur assemblée fondatrice l’an dernier. L’essor de l’association a été entravé par le COVID : 1ère AG prévue le 20 mars 2020, annulée in extremis ! Notre point de départ : le travail est une question politique, non traitée comme telle dans le débat public. Donc promouvoir la démocratisation du travail comme une question politique urgente, aux conséquences majeures pour la santé, l’écologie et la démocratie.
Par rapport à cette ambition, on peut dire que l’évolution des deux dernières années a été plutôt favorable avec le COVID et le débat sur les activités essentielles, puis sur la grande démission et le sens du travail, sur l’urgence écologique et les bifurqueurs, les finalités du travail, puis le mouvement contre la réforme des retraites et l’insoutenabililité du travail. Donc cette question est montée dans le débat public depuis 3 ans, même si c’est à l’occasion de crises dont on ne peut pas se réjouir.
C’est en train de devenir un sujet de débat politique, même si c’est à bas bruit. On le voit avec Coralie sur notre livre sur le sens du travail, on est très mobilisés depuis un an, comme beaucoup des chercheur.es sur ces questions. Il y a une appétence de discussions sur ce sujet-là. On a participé à un livre collectif sur « que sait-on du travail » coordonné par Bruno Palier (Sciences po) qui suscite aussi beaucoup de débats. Sont en préparation des Assises pour la santé au travail les 13 et 14 mars à la Bourse du travail, avec pour enjeu de mettre en visibilité le débat sur le travail.
Le but spécifique des Ateliers : mettre en valeur la dimension politique et démocratique du travail, activité fondamentale pour créer la société et les relations humaines, afin d’en faire un levier d’émancipation à partir de l’expérience concrète des travailleurs et des travailleuses, à partir du travail réel, des aspirations qu’on y met ; en bref, contribuer à l’émergence de l’émancipation dans et par le travail.
Ce qu’on a fait jusqu’à présent, c’est animer le débat, produire des textes, mener des activités publiques. Nous avons 5 ateliers constitutifs :
 Travail et care
 Le travail démocratique
 Travail et écologie
 Enquêtes syndicales / ouvrières
 Pourquoi travaillons-nous ?
On a fait de la mise en commun des expériences des uns et des autres. On a une liste de diffusion de près de 600 personnes, donc un réseau non négligeable.
La question d’aujourd’hui, c’est au-delà du débat et de la production de textes, est-ce qu’on peut réfléchir à mettre en œuvre des actions ou soutenir des expériences militantes et syndicales dans le champ qui est le nôtre ? On avait invité pour cet après-midi des collègues lyonnais qui sont en train de lancer une initiative qui s’appelle Molto ; ils ne pourront finalement pas être là, mais leur démarche nous intéresse, ils veulent lancer sur Lyon un lieu d’accueil et de débat pour mettre en œuvre des expérimentations sur le travail. Aurélien nous en parlera, et on aura d’autres occasions de discuter avec eux.
On terminera la journée par une bonne heure de discussion sur comment on continue, qu’est-ce qu’on met en chantier comme initiative.

Expériences d’enquêtes syndicales La démarche travail, une pratique syndicale offensive pour développer la capacité d’action des travailleurs et construire un rapport de force à la hauteur des enjeux, par Fabien Gâche

Je vais tenter d’exposer de manière synthétique, ce qui nous a conduits à engager et à poursuivre « la démarche travail », ses attendus, les résultats mais aussi les difficultés rencontrées à son déploiement.
Démarche qui, dans le cadre de Recherche/Action a été expérimentée avec la CGT Renault, mais aussi avec la fédération des cheminots ou encore avec des aides à domicile.
Le point de départ de ces travaux visait à comprendre nos difficultés à mobiliser alors que les conditions sociales et de travail ne cessaient de se dégrader. Les camarades s’interrogeaient sur les effets des organisations du travail et des politiques managériales sur les salariés mais aussi sur la capacité du syndicat à les mobiliser. Comment sortir du constat, de la plainte, de la désolation et finalement, comment construire avec les salariés eux-mêmes.
Ces recherches-actions ont expérimenté, dans la coopération entre syndicalistes et chercheurs, le développement de pratiques syndicales susceptibles de mieux articuler les batailles menées par les syndicats et ce que vivent les salariés dans le quotidien de leur activité.
« Faire du syndicat un outil pour l’action des salariés » a été le fil conducteur de ces expériences concrètes.
Ces travaux ont permis d’élaborer une pratique syndicale offensive à partir du réel du travail et ont donné des résultats intéressants en termes de syndicalisation, de mobilisation et d’augmentation du poids électoral de la CGT.
Mais avant cela, il est utile d’évoquer, même brièvement, ce qui a profondément changé au cours des 40 dernières années et notamment, dans les entreprises.
Depuis l’avènement du néolibéralisme à l’échelle mondiale, relayé, soutenu et rendu possible par la droite et la social-démocratie, l’imprégnation des esprits à la thèse d’un « marché divin » qui s’imposerait à toute délibération démocratique, n’a pas été permise sans une stratégie politique au long cours savamment réfléchie et mise en œuvre.
Et c’est dans l’entreprise que cette « ingénierie politique », pour reprendre la terminologie de leurs initiateurs, a d’abord été mise en œuvre pour s’étendre à la société.
Il y a bien sûr le travail idéologique au quotidien qui nous renvoie aux stratégies managériales mises en place depuis les années 1980 dans les entreprises et notamment les plus grandes.
Les organisations de travail se sont profondément modifiées. Leur nature politique a eu des effets délétères sur les salariés en général et sur l’activité syndicale en particulier.
Sur la même période, le rôle de l’État, celui des pouvoirs publics et des institutions européennes a été réduit à soustraire l’ordre du marché à toute interférence démocratique visant la justice sociale.
Dans ce schéma de pensée, il n’y a plus aucune place aux dispositifs de protection sociale (Sécurité sociale, retraite…), au Droit, aux garanties collectives (Code du travail, conventions collectives…) et bien sûr aux organisations syndicales et politiques n’adhérant pas au « There is no alternative » professé par les tenants du libéralisme.
Dans cet esprit, la lutte pour la vie, la concurrence entre les êtres humains sont alors considérés comme l’état naturel des relations sociales. C’est la thèse patronale du darwinisme social qui prend le pas.
Et les salariés sont le plus souvent placés dans une « incertitude économique récurrente », où aucune autre perspective que le moins-disant social ne leur est proposé.
La religion du « marché » efface toute contradiction d’intérêt et chacun devient un « collaborateur » assujetti aux décisions des managers. Le syndicalisme de combat, la forme « parti » politique sont alors relégués au passé pour un monde sans organisation, tolérant une « démocratie horizontale » dès lors, où elle n’affecte pas le cadre libéral prédéfini.
Le tout s’accompagne d’un processus d’infantilisation avec « une culture » réduite aux loisirs, aux jeux visant à ce que chacun s’en remette à l’élite, aux dirigeants d’entreprises qui dans les faits, managent les politiques publiques.
En corollaire, c’est la mise en place d’organisations du travail ayant pour objet l’explosion des collectifs de travail, l’isolement des travailleurs, la mise en concurrence accrue des salariés entre les équipes d’une même usine et bien évidemment à l’échelle mondiale.
S’ajoute à cette panoplie, l’explosion du nombre de travailleurs précaires (intérim, CDD…) l’externalisation ou la prestation des activités.
Pour les managers, la question n’est plus de savoir si le syndicalisme doit être seulement réprimé, mais comment le rendre inopérant, inexistant et au mieux, en faire un « partenaire ».
À la répression syndicale, à la discrimination, s’est ajouté l’isolement des élus ou du moins leur éloignement des salariés avec la suppression des repas collectifs et la réduction des pauses prises, où cela est possible, de manière individuelle.
Une « institutionnalisation » de l’activité syndicale
L’isolement des salariés, le turnover incessant des salariés et des organisations du travail à des conséquences catastrophiques pour le syndicalisme. Un processus qui a éloigné les élus des salariés, perdant leur assise, leur soutien et concentrant leur activité syndicale dans l’institutionnel, bien souvent invisible des salariés.
À dessein, l’arsenal législatif patronal (les lois et directives El Khomri, Macron…) visant entre autres, à supprimer (les CHSCT…) et à réduire considérablement le nombre d’élus syndicaux avec la mise en place des CSE a contribué à amplifier encore le phénomène.
De fait, l’activité syndicale est trop souvent élaborée par quelques élus et il est fait appel au seul soutien des salariés et des syndiqués, en s’exonérant de leur contribution à l’élaboration d’une plateforme revendicative dans laquelle ils se reconnaissent, avec des objectifs qui leur paraissent gagnables.
L’activité syndicale se résume trop fréquemment à la distribution d’un tract et la plupart du temps, qui décrit de manière générale ce que dit la direction, les mauvais coups, avec des lendemains assurément pires que la veille et le tout sans perspective.
Pour résumer, on peut dire que dans de nombreux cas, on a au sens péjoratif du terme, institutionnaliser l’activité syndicale.
Or, ce que l’on a appris dans les Recherche/action portant sur la démarche travail et contrairement au discours patronal, c’est que les salariés ne sont pas passifs dans l’exécution de leur travail. Ils résistent, bien souvent aux dépens de leur santé, pour faire au mieux leur travail et sans quoi, rien ne fonctionnerait.
Le problème c’est qu’il s’agit d’une action individuelle et qui relève de l’inconscient.
Dans leur travail, dans leur vie quotidienne, les travailleurs mettent en œuvre de manière inconsciente des savoir-faire acquis par apprentissage, par l’école, par l’expérience.
Ce qui s’exprime dans l’activité, c’est leur patrimoine d’expérience qu’ils ont acquis face aux problèmes rencontrés et à l’observation de ce qu’ont pu faire les autres. Et dans la mesure où la majeure partie de ce processus ne fait pas l’objet d’une réflexion consciente, le salarié ne dispose pas des mots pour en rendre compte.
Pour prendre conscience de l’étendue de ce que chacun met en œuvre dans son travail, tous ont besoin d’être amenés à expliciter, à mettre des mots dans le détail de ce que l’on fait, de ce que l’on tente de faire et de le confronter avec les autres.
Lorsque l’on comprend cela, on saisit alors la nature politique des organisations du travail visant finalement à une « mise hors circuit de la pensée, de l’intelligence collective » et donc de l’action collective.
Mais c’est aussi mesurer l’enjeu majeur que représente la démarche travail, les enquêtes syndicales.
Et nous savons aussi qu’il ne suffit pas d’interroger un travailleur pour qu’il expose la réalité de ce qu’il fait. Sa réponse se limite dans un 1er temps au rappel de la prescription et à quelques éléments sur les conditions de travail.
C’est sur la base d’une discussion poussée dans les détails, sur des faits précis que le travailleur va alors prendre conscience de ce qu’il fait, de son pouvoir d’agir sur sa propre situation.
Nous ne sommes alors pas sur la collecte de la plainte, mais dans la construction avec le salarié de ce qu’il serait nécessaire de faire ou d’avoir, pour améliorer là, maintenant son quotidien.
Après avoir constitué un ensemble de situations critiques suivant plusieurs points de vue de salariés, il sera possible d’amorcer un processus de discussion collective avec le collectif de salariés ainsi créé.
Il s’agit de passer de la réflexion individuelle à la discussion collective du problème rencontré en situation et, de là, à la compréhension des logiques qui en sont à l’origine.
Passer en quelque sorte, avec les salariés, du particulier au général, du niveau « micro » au niveau « macro », de façon à développer la compréhension des analyses mais aussi la puissance sociale nécessaire pour pouvoir peser sur les décisions de la direction.
Concrètement, si dans l’enquête individuelle, il est question de solliciter l’intelligence pratique des salariés pour produire des récits fouillés des difficultés qu’ils rencontrent, l’étape suivante, consiste à organiser la confrontation de ce que chacun raconte pour solliciter l’intelligence collective à l’analyse des causes de la situation et proposer des solutions, des actions collectives.
C’est un passage obligé pour prendre conscience des enjeux politiques de sa propre activité.
Très clairement, il s’agit donc de développer la capacité à penser pour élaborer et agir collectivement.
Avec ce processus engagé par les camarades qui ont expérimenté la démarche, ils ont pu constater que les travailleurs ne se soumettent donc pas aux directives patronales et n’exécutent pas leur travail de manière passive, dans la soumission. Ils résistent.
Le travail constitue une activité dans laquelle les salariés mobilisent une part active d’eux-mêmes, en mettant toute leur humanité pour tenter de faire au mieux leur travail (qualité du produit, qualité du service aux usagers…)
Constat qui amène à soutenir l’activité syndicale au-delà des conditions de travail, d’emploi et de rémunération et de porter notre attention non seulement sur les difficultés, les obstacles, les dilemmes que les travailleurs rencontrent quotidiennement, la façon dont ils s’en débrouillent et le coût de cette mobilisation (en matière de production, de santé, de relations sociales). Mais c’est aussi nous concentrer sur l’intelligence et les valeurs qu’ils s’efforcent de déployer pour faire un travail qui leur ressemble un tant soit peu et dans lequel ils puissent se reconnaître.
Dans ces conditions, notre activité syndicale ne se limite plus à la tournée syndicale pour recenser les dysfonctionnements, recueillir les avis des salariés pour les renvoyer à la direction dans les IRP, dit autrement, à demander à ceux qui créent les problèmes de les résoudre.
De la même manière, il ne s’agit plus de réduire notre activité syndicale à la critique générale, à « convaincre » les travailleurs du bien-fondé de notre point de vue, de nos actions et de les amener à se joindre à nous.
Dès lors ou nous avons conscience que le travail articule toujours des dimensions techniques et politiques, Il ne s’agit plus d’expliquer aux salariés quelle est leur situation mais de les aider à élaborer eux-mêmes les enjeux techniques, éthiques et politiques de leur activité.
Dit plus simplement, à partir du réel du travail de chacun, de la confrontation collective des salariés sur leur situation respective avec le syndicat, l’objectif est d’élaborer ensemble du commun quant à la finalité de notre activité, aux moyens nécessaires à l’exercice de nos métiers, à la reconnaissance de nos qualifications permettant de répondre aux besoins humains. Que devons-nous produire, pour qui et comment devons-nous le faire ?
Dans le langage syndical, construire une base revendicative avec les salariés dans laquelle alors, le plus grand nombre se retrouve pour agir collectivement.
Ce travail d’enquête syndicale sur l’activité individuelle, puis de mise en discussion collective a permis de construire de réelles capacités d’affirmation, à développer la capacité à penser, à débattre et alors, à favoriser l’action individuelle et collective !
Ce ne sont plus des revendications du syndicat portées par les élus, mais des revendications des salariés portées par le syndicat dans lequel ils sont les premiers acteurs. Cela donne un autre poids à l’élu face à la direction.
Travail syndical qui permet de sortir du constat, de la plainte, de la désolation pour ouvrir des perspectives. Et c’est précisément ce qui conduit les salariés à voir le syndicat comme un outil au service de leur action.
Les attendus de cette démarche s’opposent frontalement aux idées dominantes, tout comme à la conception d’avant-garde éclairée, considérant l’élaboration d’une pensée politique comme le strict apanage des catégories sociales privilégiées où les tenants du pouvoir, les intellectuels, sont considérés comme les seuls capables de penser et de conceptualiser une réflexion politique et ceux qui ont les mains dans le cambouis, tout juste bon à seulement exécuter des consignes… !
La démarche travail est donc un processus inscrit dans une pratique syndicale qui est en phase avec les valeurs du syndicalisme que porte la CGT et réaffirmées au fils de ses congrès.
En poussant au bout cette démarche, c’est la capacité des salariés à décider ce qu’ils veulent produire et comment ils doivent le produire qui est mise au-devant de la scène et finalement, c’est dans les faits, c’est la conception de la démocratie qui est interrogée.
Où cette démarche syndicale est mise en œuvre, les salariés sont généralement intéressés et souvent surpris que l’on s’intéresse à ce qu’ils font et finalement à ce qu’ils sont. La popularisation de ce travail syndical et de ses résultats fait tache d’huile auprès des autres salariés.
Enfin si le travail d’enquête permet au salarié de conscientiser sa propre situation de travail, sa capacité d’action sur ce qui l’entoure, il en apprend tout autant aux camarades qui mènent l’enquête et nourrit ainsi l’analyse du syndicat, de la CGT qui de fait, va être en phase avec ce qu’attendent les salariés.
Pour les camarades qui ont mené au bout cette démarche syndicale, cela leur a permis de se réapproprier le terrain, à rompre l’isolement, à reconstituer les collectifs de travail dans l’entreprise, prenant en compte les dimensions individuelles et collectives.
Les résultats électoraux et la syndicalisation ont été en progression.
Au niveau de mon département et suite à la bataille sur les retraites, l’UD Sarthe a engagé une réflexion sur ce qui nous a fait défaut. Et pour reprendre les propos de Jean-Marie Pernot, elle est arrivée à la conclusion que « la puissance des manifestations n’est pas la manifestation de la puissance » et notamment par notre incapacité à avoir pu bloquer l’économie.
En juin dernier, l’UD 72 a organisé une commission exécutive élargie aux syndicats pour réfléchir à la question de notre pratique syndicale et discuter de ce que nous entendons par la démarche travail.
Ceci a suscité beaucoup d’intérêt et décision a été prise d’engager une formation des camarades à cette pratique qui va démarrer en janvier et s’étaler jusqu’au mois de juin à raison d’une journée par mois.
Je terminerai par les freins qui, à mon sens, n’ont pas permis le déploiement espéré de la démarche travail.
D’abord les camarades qui ont participé à la Recherche/Action :
· Ont eu des difficultés à expliquer dans leur syndicat ce qu’était cette démarche, ses attendus parce que la démarche s’opère sur un temps long, sans résultat immédiat.
· Par ailleurs, si cette démarche syndicale relève d’un temps long, elle nécessite un investissement militant d’une autre nature. S’avoir interroger, écouter, savoir faire preuve de modestie, reformuler pour s’assurer d’avoir bien compris, animer une discussion collective sont autant d’éléments qu’il faut mettre en œuvre et c’est autrement plus difficile que rédiger seul, une déclaration dans une institution tel le CSE par exemple.
· De la même façon et tant que l’on n’a pas mis les mains dans le cambouis, on a du mal à percevoir ce que c’est, ce que cela implique. Et beaucoup de camarades disent faire déjà ce travail… Ce qui n’est pas la réalité. Et pour beaucoup, les camarades ont été rattrapés par le travail institutionnel.
· D’autre part, il y a des confusions dans les attendus de la démarche où des camarades pensent à tort qu’il ne s’agirait que d’entendre et faire ce que les salariés attendraient de nous. Ce n’est évidemment pas de cela dont il s’agit, sachant que le camarade qui engage ce travail est aussi là pour apporter des éléments à la réflexion des salariés…
· La démarche relève d’une conception qui place les travailleurs au centre de l’action syndicale sur la base de ce qu’ils ont, avec le syndicat, construit eux-mêmes. Et bien entendu, il y a des oppositions politiques de la part de ceux qui ne considèrent pas les travailleurs en capacité de penser et de conceptualiser par eux-mêmes une visée syndicale et politique.
· Enfin, sur le plan national, cette démarche n’a pas été portée suffisamment par la confédération et pas assez pris en compte dans les formations syndicales.
Pour autant et là où je présente ce qu’est la démarche travail, il y a de plus en plus d’intérêt et un certain nombre de camarades se sont engagés dans ce travail.
Au vu de la diminution des moyens (nombre d’élus, heure de délégation…) et des réorganisations du travail, beaucoup de camarades voient bien qu’il y a nécessité de reconsidérer nos pratiques syndicales mais aussi la place et le rôle que peuvent jouer les syndiqués.
Aussi, je crois qu’il serait nécessaire de former aussi les syndiqués à la démarche pour irriguer massivement l’activité syndicale qui ne reposerait alors plus sur les seuls élus.

Annie Flexer : quelle réflexion sur le confinement ?
Fabien Gâche : Un éloignement considérable des élus et des salariés. Et les directions d’établissements, en tous cas dans l’industrie automobile, ont multiplié les réunions qui ont amplifié l’institutionnel.
Aurélien Alphon-Layre : Notre expérience en coopérative de cette démarche rejoint tes constats, on a rencontré les mêmes difficultés, les mêmes espoirs et dynamiques et aussi déception sur une dynamique qui ne va pas aussi loin que ce qu’on espérait. Point fort à travailler : l’implication des syndiqués, qui pour moi est une condition de possibilité de la démarche travail. Ce qu’on a mené comme réunions avec les salariés… heureusement on a eu la capacité d’avoir des outils numériques pendant le confinement où on a pu avoir une réflexion collective (mais pas facile à utiliser car on est sur des demi-journées entières avec les salariés). Et puis une fois qu’on a passé une demi-journée avec 10 ou 15 personnes qui produisent de l’analyse sur ce qu’ils voudraient changer, il faut condenser, faire des verbatims, des synthèses avec des codes couleurs… et à partir de ces synthèses, répondre et construire un programme revendicatif à partir de ce qu’on voit dans la synthèse, y ajouter des analyses plus globales, et rendre visible tout ça ; c’est un travail énorme. Donc si on n’a pas les syndiqués avec nous dès le début pour développer ce travail, c’est trop monstrueux, et on n’avait pas assez d’heures de délégation en tant qu’élus.
Claudine Cornil (UD Cgt Morbihan) : il y a plusieurs années on avait décidé de présenter la recherche-action Renault . Ça avait été un choc pour les personnes présentes. Le terme utilisé : révélation que le syndicalisme devait s’ancrer dans le travail réel. J’avais convaincu la responsable de l’UD d’organiser cette présentation, avec Fabien et Alain Alphon Layre, et un film avec l’intervention d’Yves Clot. Grand choc et grand silence. Et tonnerre d’applaudissements après l’intervention d’Yves Clot. Les gens avaient envie de parler et de se parler. Ensuite, 2 secteurs professionnels se sont engagés dans la démarche : la Santé et le CD du Morbihan. Dans la Santé, le premier chantier a été : quand on n’arrive pas à travailler, il faut s’approprier que ce n’est pas notre faute, ce sont les organisations du travail qui nous empêchent de faire le boulot. Le CD du Morbihan a lancé une démarche pendant très longtemps, plusieurs années et ça heurte le syndicalisme sur ses pratiques : 1er chantier, qu’est-ce que le travail (travail et souffrance, prescrit et réel, parler de son travail…). Suite à ça, le management, ce qu’il vise et comment il fonctionne et comment résister face à ça. Ensuite, ils ont travaillé sur les conflits de valeurs sur le travail entre direction et travailleurs, avec des ateliers interpro ouverts à tous les métiers, syndiqués Cgt ou non, et on a vu affluer les travailleurs de tous les secteurs, jardiniers, aides-soignants, métallurgistes, etc. pour réfléchir sur en quoi le métier peut être un facteur de résistance. Des aides-soignantes ont pu dire que l’important dans leur travail c’est la tendresse ; ça a créé du rejet des syndicalistes chevronnés qui ont dit « elles sont folles, ce n’est pas du syndicalisme ça ! ». Suite à ça, les élections professionnells ont été gagnées largement. Puis les mouvement des retraites ont fait revenir des syndicalistes à un syndicalisme plus « normé » dans un face-à-face à la direction selon une vision « corps intermédiaire".
. Il y a quelques temps, ils nous ont recontactés, nous ont "on s’ennuie, il faut reprendre ce qu’on faisait, s’y prendre autrement".
Dominique Malon : Combien de temps ça a pris ? et quels résultats ?
Fabien Gâche : 18 mois à peu près. Un peu plus. Les résultats ? Des nouveaux outils reçus, des embauches de salariés, des changements dans l’ingénierie... C’est ça qui a permis de renforcer le syndicat.
Yves Bongiorno : Le point de départ, c’est une démarche individuelle, puis un passage au collectif. Il faut faire attention car le travail de synthèse peut désapproprier les travailleurs. Car on va faire des choix, mettre en débat des problématiques qui reviennent souvent, mais ce sont eux qui doivent trancher, pas nous. Ce n’est pas tout ou rien, on ne va pas abandonner toute démarche délégataire, mais on va jusqu’au bout de l’enquête et c’est long. Et la revendication ne vient qu’après.
Aurélien : nous, on mettait les salariés par 3. Sur "qu’est-ce pour vous une bonne journée de travail ?" et quoi faire pour que ça continue.
Julien Lusson : 3 points importants à souligner.
 Le travail : on parle d’enquêtes sur le travail réel, c’est un certain regard sur le travail. Il y a une difficulté à comprendre de quoi il s’agit quand on n’a pas expérimenté la mise en discussion du travail réel.
 La difficulté à savoir ce qu’on en fait, une fois qu’on a recueilli les éléments sur le travail. C’est là que la discussion collective est importante pour dégager une compréhension commune de ce dans quoi on est pris (en sachant qu’il y a des points de vue différents suivant les salariés, des désaccords, des vécus professionnels différents et c’est ce qui complique la donne) et des revendications pour transformer la donne.
 Ca renvoie à un syndicalisme de reconstitution d’une puissance syndicale. Donc pas une révolution d’ensemble immédiate mais un travail de long terme.
Yves Baunay : c’est un travail de longue haleine, et il faut que ce soit porté par toute l’organisation. Or c’est porté par des individus, des militants, et pour l’instant la question à la FSU, c’est comment l’organisation va porter pendant un temps long. Car il y a bcp d’enthousiasme au départ, mais aussi de la déception et du désengagement. Donc, de quoi on parle quand on parle du travail. C’est quoi le travail ? Car on marche souvent à l’implicite. Tout le monde est d’accord alors qu’on n’a pas le même point de vue, qu’est-ce qui se passe dans le travail ? quels sont les savoirs qui sont portés dans le travail ? Et dernière question : qu’est-ce qu’on fait du travail syndicalement parlant ? et moi je suis considéré comme un emmerdeur. Quand je pose la question de ce qu’on fait de ça, ça emmerde.

L’expérience d’enquête sur les effets de l’IA menée par Solidaires Finances publiques, par Linda Sehili et Damien Robinet

Linda : tout ce qui a été dit me parle. On est aussi pris dans un temps d’action court, on a un bulldozer en face de nous. Où les militants nous demandent d’être réactifs, et donc on n’a pas toujours le temps de mener un travail d’enquête-action… Il y a un problème de culture syndicale et de génération. Comment articuler ces deux temps, le court et le long, car l’administration s’en fout du long, elle déroule ses réformes, dans une période où il y a une baisse de syndicalisation. On est très confrontés à l’idée que le syndicat ne sert à rien. Et pour faire le lien avec les nouvelles technologies et l’IA où on a peut-être fait les choses à l’envers : on a rapidement produit une interpellation pour dire stop, et ensuite on a cherché à mettre en place des outils plus longs.
Damien : oui, en effet, à l’envers. Nous, quand l’IA est arrivée, de manière brutale avec des conséquences sur le travail, l’emploi et les missions, il a fallu réagir. Et pour cela on n’a pas eu le temps de mener des enquêtes collectives. Premiers réflexes : on s’y oppose, en trouvant des axes argumentaires. On a pu par des heures mensuelles d’information échanger avec les collègues mais sans mener d’abord les enquêtes. Donc, comment on a pu développer plusieurs moyens d’action syndicale ? Mais avant, je voudrais évoquer ce qui nous a amené à cette nécessité d’enquêtes afin d’avoir un revendicatif qui intègre l’ensemble des personnels.
Sur la notion d’IA, elle est arrivée dès 2013. A partir de là, on a en tant qu’OS, commencé à se poser la question sur une technologie si ce n’est nouvelle, en tous cas qui n’avait pas la publicité, était assez méconnue par nous. Et elle s’est rapidement étendue à toutes les missions : sphère du contrôle fiscal, puis croisements sur le foncier innovant… ça a été des vitrines pour pousser ce genre de projets qui auront des conséquences importantes, avec des « petits projets », petits en termes de nombre de personnes impactées, mais importants sur les conséquences (domanial, etc.). Tous les pans de l’administration ont été concernés. Sans compter le virage à venir de l’IA comme chatGPT avec des conséquences encore très importantes.
En tant qu’OS, il a fallu se poser des questions. Comment on s’imprègne des réflexions des personnels. Quel positionnement et revendicatif, quelle démarche mettre en place ?
Comme il a fallu réagir rapidement pour contrer le bulldozer, on a commencé avec les premiers retours des collègues, à faire des revendicatifs calqués sur ce qu’on avait fait antérieurement, parce qu’on n’avais pas de connaissances empiriques ni journalistiques pas aussi développées à l’époque qu’aujourd’hui. Premières inquiétudes : sur le nombre d’emplois. Puis, attention progressive aux conditions de travail. Autant dire que l’administration a peu considéré ces premières revendications. Dès les prémices de la mise en place de l’IA, toute critique et tout questionnement quant à l’utilité de ces technologies nous ont relégué au rang de passéistes ou d’opposés au progrès par dogmatisme. On a commencé à pouvoir contrer l’administration en allant sur le terrain pour démonter l’idée que ce serait forcément plus efficace, alors qu’on a une programmation IA qui aboutit à des gains fiscaux minimes au regard de ce qui est déployé : aujourd’hui 50% de la programmation fiscale est faite obligatoirement par l’IA pour 13% seulement du gain fiscal obtenu par l’administration. Pareil pour la détection automatique des piscines : pour un coût de 30 millions, ça ne fait gagner à l’Etat que 50 millions, avec des suppressions de postes pour une mission non prioritaire et ça détruit la proximité du service public en supprimant les géomètres.
Ensuite, on a travaillé la question des conséquences sur le travail des personnels et quel ressenti sur ce qui leur était imposé, avec cette idée survendue que l’IA permettrait de se concentrer sur des tâches à plus forte valeur ajoutée. Il est vite apparu par les discussions que cette idée était un leurre, Linda en parlera : 85% des collègues pensent que ça ne leur permet pas cela.
Ensuite, des problématiques sont apparues : une chaîne du travail déstructurée, un isolement sur des tâches automatiques avec des travailleurs du clic sous-traitants à Madagascar, mais sans information des directions sur ces éléments… On s’attache aujourd’hui à garder la transversalité, les liens avec les collègues pour comprendre avec eux les impacts sur le travail. On contre aujourd’hui l’idée que l’IA serait une aide précieuse pour les collègues.
Si l’IA justifie des suppressions d’emploi, paradoxalement, il est difficile d’élaborer un revendicatif commun car selon les services et activités, les collègues n’ont pas la même vision, certains pensent que ça peut aider sous certaines conditions, d’autres y sont opposés, et il nous faut trouver les moyens de produire un discours partagé.
Linda : Notre action syndicale s’inscrit dans un cadre où l’administration est totalement opaque sur ses projets. A projet d’ampleur égale, on aurait eu beaucoup plus d’informations dans le cadre du dialogue social, mais sous prétexte qu’il s’agit de "projets informatiques" ça rajoute de l’opacité, et on n’a vraiment aucune information. Il a fallu se réinventer syndicalement. Chez Solidaires FP, on n’a pas la culture de la recherche-action, mais la culture de la publication : du coup, est venue l’idée d’avoir une publication sur l’impact de l’IA sur nos missions. On a été quelques-uns à se dire, ok mais on ne va pas l’écrire tous seuls, il faut une enquête par questionnaire et par entretiens sur le terrain avec nos collègues. Tout ça après un temps d’échanges dans le cadre des heures mensuelles d’IS, qui sont très désertées, alors que les collègues sont toujours intéressés quand on parle en bilatéral du travail. Mais on a pu jeter des hypothèses, qui ont servi à élaborer le questionnaire qu’on a envoyé à 90 000 agents, il y a qq jours. On a déjà 4000 questionnaires remplis. On va les étudier prochainement. Et on a envoyé des propositions d’entretiens basés sur nos premières hypothèses. Les résultats ont évolué : un exemple sur le contrôle fiscal, la majorité des collègues avec qui on s’est entretenus nous disent que la programmation du contrôle fiscal par l’IA entraîne une perte d’autonomie et de maitrise, car c’est l’administration centrale à Bercy qui maintenant fait l’analyse, et ils sont réduits à faire de la levée de doute.
Ailleurs, ça a été l’occasion pour l’administration de mettre en place des outils pour remédier à des carences. Ça nous entraine à nuancer nos propos.
On fait aussi des travaux, via des commissions spécialisées, au sein du syndicat sur ce thème-là. Mais on est beaucoup dans le syndicalisme institutionnel dont Fabien parlait.
Cette démarche se fait en parallèle de ce qu’on peut faire dans les instances du dialogue social. Car ce qu’on met en avant à SFP c’est de rendre ces nouvelles instances « politiques ». On a demandé à l’administration d’avoir une étude d’impact de l’IA sur les conditions de travail qui soit réalisée par des chercheurs et que ça nous permette de travailler avec eux. Ça a été accepté et on va le faire en intersyndicale, ça devrait permettre d’avoir des informations pour mieux voir ce que l’IA a comme changement dans la façon dont on fait notre travail et les conditions de travail des agents.
Au niveau de nos actions syndicales, on a aussi fait des actions plus institutionnelles : on a par exemple une personne responsable de l’accès aux documents administratifs (PRADA) pour obtenir les docs relatifs aux marchés publics sur les prestations, pour voir comment sont financés ces projets et qui est derrière. On a dû saisir la CADA, ce qui nous a permis de chiffrer ces projets, ce qui permet d’avoir deux angles d’attaque : ce que ça fait au travail mais aussi ce que ça coûte. Cette question plus institutionnelle nous permet de faire le lien avec le public, car une fois qu’on a les chiffres, on a pu interpeller la Commission des finances de l’Assemblée Nationale et le gouvernement, pour dire « tout cet argent part au privé, en face des erreurs énormes sur le terrain… ».
Et puis, dernière partie de notre démarche : c’est touts les liens avec les chercheurs.euses sur l’IA notamment MediaLab de Sciences po et les journalistes engagés sur le numérique, les associations comme le Quadrature du Net… Tout ce qui nous permet d’avoir l’information que l’administration ne nous donne plus du tout.
Et enfin, tous ces éléments nous servent à communiquer.
Pour finir, cette séquence syndicale, ces changements dans l’organisation de notre travail via la data-science, et la perte de rapports de force de notre côté, nous poussent à nous réinventer et à mettre en place de nouveaux outils. Et ce qu’on fait aujourd’hui doit nous permettre de nous requestionner.
Julien : Ce que j’entends, c’est une démarche de production de connaissances plutôt que de mise en mouvement des agents sur leur travail.
Damien : on a cette difficulté du nombre d’agents, la DGFIP est une énorme administration il est difficile d’entamer une réflexion collective et d’intégrer les personnels pour aboutir à quelque chose de commun. Ces projets-là, leurs conséquences sur les services sont très disparates. Il faut réussir à faire un travail collectif mais pour nous c’est compliqué ; il est difficile matériellement de se déplacer dans tous les services et de les impliquer car on a aussi ces problèmes de syndicalisation. Et les collègues qui acceptent de travailler avec nous sont soit déjà convaincus soit déjà syndiqués. Il y a une question sur comment lier « discussion collective » et « syndicalisme ». Peut-être que les questionnaires et les entretiens individuels ne sont pas au niveau d’aboutissement de l’action décrite avant par Fabien, mais pour nous c’est déjà une évolution dans nos pratiques syndicales. Mais c’est vrai aussi que la DGFIP, outre sa taille, a une culture peu réputée pour sa liberté de parole.
Linda : Comment on pense la démarche d’action ? En fait, elle n’a pas été réfléchie a priori, elle s’élabore en faisant, et au début par la contrainte. Elle n’a pas été réfléchie a priori, le fait de faire des entretiens avec les collègues c’est nouveau et plus on en fait plus on se dit c’est super, il faut faire plutôt ça ou ça. Le seul endroit où on peut l’évaluer, c’est dans le cadre d’une AG annuelle syndicale où nous on pose la question des missions, et là, à chaque fois, tout le monde participe, ce qui permet de constater que ces espaces-là de discussion sur le travail manquent.
Après, l’administration voulait nous proposer des espaces mais on avait la crainte qu’elle récupère notre action.
Thomas : quand on a échangé cet été à l’UEMS à Bobigny, vous aviez évoqué l’impact très concret de la programmation par l’IA sur le travail : l’IA détermine à partir de critères très généraux les cibles prioritaires du contrôle, et l’agent doit exécuter. Or l’agent connait le terrain et sait que ce n’est pas là qu’il va faire des redressements qui rapportent. Ça m’avait frappé. C’est ça qui est clef pour nous dans ce qu’on essaie de faire ici, c’est comment l’organisation du travail imposée d’en haut ne correspond pas pour les agents à ce qu’ils savent du bon travail, en l’occurrence de ce qui peut réduire la fraude et rapporter de l’argent à l’Etat Ça m’avait semblé très parlant, et ça remontait des entretiens que vous aviez eus avec les agents.
Linda : oui, cette réflexion est montée à partir d’un entretien avec un collègue qui m’avait dit « attends, on a toujours croisé les données, simplement avant on croisait manuellement parce qu’on avait entendu des collègues dans un autre service », mais maintenant c’est une sorte d’industrialisation de procédures au niveau national, donc on a perdu de l’autonomie et du lien avec le tissu fiscal local car tout est fait depuis Paris. Alors ils disent qu’ils tiennent compte des remontées du local mais on ne sait pas dans quelle mesure. Mais surtout il y a une perte de compétence, car avant les agents faisaient de la programmation au feeling, dite "d’initiative", et c’était celle qui débouchait sur les dossiers les plus intéressants et les plus juteux. La DG dit qu’ils n’ont pas interdit cette programmation d’initiative, mais simplement les collègues aujourd’hui n’ont plus le temps de le faire. Et nous, ce qu’on essaie de voir dans les entretiens, ce sont les mécanismes de résistance qui se mettent œuvre, mais pas partout car des collègues peuvent être conquis aussi parce que ça les aide.
Damien : oui, il y a des différences entre collègues sur ces évolutions car les agents plus anciens, formés sur le métier, ont une connaissance plus importante que les nouveaux, qui du coup ne se posent pas les mêmes questions et pour qui l’IA est une aide car elle propose des solutions. Donc parfois, c’est un peu difficile de trouver du commun entre ces deux visions du travail.
Et puis, autre exemple pour contrer cette idéologie de l’IA, celui des collègues qui travaillent sur le contrôle de la dépense de l’Etat, notamment des Ambassades. Avant ils choisissaient quel type de dépenses contrôler, du jour au lendemain c’est l’outil d’IA qui l’impose. Mais les algorithmes sont opaques et des collègues ont dû demander des pièces particulières aux ambassades qui ont dit « mais pourquoi vous demandez ça ?? » et personne ne pouvait répondre, sauf la boîte privée qui avait mis en place l’IA ; donc derrière, il y a toute la problématique du contrôle du service public.
Céline Marty : C’est une difficulté technique d’avoir la main sur l’outil, quand on ne sait pas ce qu’il y a dans les algorithmes. Mais une IA générative se nourrit des pratiques qu’on en fait. Donc peut-être que l’IA va finir par vous proposer des choses qu’elle aura apprise d’après ce que les agents ont fait dans les levées de doute. Donc, comment ça va fonctionner ?
Linda : nous, ce qu’on perçoit, c’est que l’algorithme évolue avec les usages qu’on en fait. Le croisement pour faire du contrôle fiscal fonctionne car il industrialise les données. Aujourd’hui c’est seulement 13% des recettes pour 50% de programmation IA, mais ça va monter. Ce qui est certain c’est que l’IA n’ira jamais récupérer de la fraude fiscale complexe, car il n’y pas de données, il faut aller les chercher. La data-science repose sur des données déjà là, mais la fraude complexe, ça demande du temps, de la réflexion… Donc la limite sera là. Après, peut-être que les algorithmes vont s’améliorer.
Céline Marty : est-ce que l’enjeu c’est de développer l’analyse complexe ?
Damien : on nous dit « oui on n’est pas encore au niveau de l’IA et ce qu’il va permettre de faire dans tel ou tel métier, et on va optimiser les usages pour les missions de SP ». Il est évident que l’entraînement algorithmique va faire progresser les résultats obtenus par l’IA. Notamment pour le foncier innovant avec la détection automatique des piscines. Mais ce qui nous inquiète profondément c’est quelle proximité on veut garder au niveau du service public ? Car si on laisse ces IA tout faire, les agents n’iront plus sur le terrain pour faire les relevés sur les maisons. Donc même si ça fonctionne bien, il n’y aura plus de proximité, et plus de technicité et dépendance à l’outil ! Donc, oui, ça peut progresser mais on essaie de ne pas se réduire à cette partie technique.
Céline Marty : comment on pense le temps long de l’enquête avec des cycles courts de postes de travail (intérimaires de 6 mois).
Grégoire : quand on s’intéresse au travail, il faut s’intéresser au rapport qu’on entretient avec l’outil. Ce qu’on constate, c’est que ce rapport devient précaire. A l’époque où on installait une chaîne de production pour 5 ou 10 ans, le rapport à l’outil était autre qu’aujourd’hui où ça change rapidement. Par rapport à cette question-là, le véritable enjeu syndical dans les enquêtes c’est de faire prendre conscience que l’outil n’est que l’intégration d’un savoir-faire qui existe dans le travail. Ce qu’on constate c’est que si ce savoir-faire a été fait avec les gens qu’on travaille, le fait de changer d’outil ne pose pas de problème, mais si c’est fait avec une boîte extérieure, on constate qu’il faut une adaptation parce que le savoir-faire est heurté par celui qui a été intégré. Moi, dans ma boîte de simulation numérique, tous les 3 ans on changeait de méthode, d’outil, etc. Du point de vue syndical, on réussissait à résister non pas en disant on en veut ou pas, mais en essayant de faire en sorte que les collègues deviennent propriétaires de l’outil. (…) Il me semble que le principal obstacle c’est lorsqu’on dit « on mène une recherche-action », elle dure 2 ans, et après ? On oublie que c’est le fait d’avoir fait cette RA qui a permis le progrès qu’on constate. Il faudrait presque faire de la RA constante. C’est en ça que quelque part la culture syndicale du rapport de forces, elle est souvent fausse car on pense qu’il suffit de faire une grande force sur un court temps et on va inverser les choses, sauf qu’en face ils ont une force tout doux mais sur un temps long car le temps joue un rôle énorme… C’est la différence entre une notion statique du système et une réflexion dynamique. Et dedans cette conception plus dynamique il y a aussi une force d’inertie importante. Si aujourd’hui les gens ne s’y retrouvent plus dans le boulot, c’est une inertie dans la lutte des classes qu’on constate…
Yves Bongiorno : dans l’observation, on voit que le travailleur gère des variables en permanence. En face, le capitalisme veut réduire ces variables, sauf qu’elles ne disparaissent pas, ce qui se réduit ce sont les marges de manœuvre pour les salariés pour gérer les variables qui se présentent. Exemple sur une soudure du toit d’une voiture, il n’était pas concevable qu’un toit arrive avec un trou au milieu. Dès que le travailleur voyait un trou, il disait « chef, il faut arrêter », mais le robot, lui, soudait le toit sans arrêter. L’IA va s’alimenter des variables des travailleurs mais ce n’est jamais fini, et il y a l’invention des fraudeurs. Il faut des temps où les travailleurs mettent leur intelligence en commun, sans quoi le travail devient invivable quand le temps pour gérer les variables disparaît.
Sur les recherches-actions, on n’est plus en phase de RA, mais en phase de formation aujourd’hui. Car on a découvert quelques pratiques qu’il faut partager.
Dominique Malon : en fait, on a des points communs entre établissements publics car nous aussi à Pôle Emploi on est touchés par l’IA – ça commence dans tous les métiers yc dans les services RH. Pour l’instant, c’est que le début, donc les stratégies des collègues ce sont les stratégies de contournement. Pour les gens qui débutent, l’IA semble une aide, c’est là tout le paradoxe et toute la difficulté. ON a bcp de CDD et on a du mal à les syndiquer ce qui peut se comprendre, mais ils ne se retrouvent pas non plus toujours dans les revendications syndicales.
Nous, on vient d’avoir nos élections professionnelles, le SNU FSU Pôle emploi se retrouve quasi seul syndicat de lutte et de transformation sociale– CGT et CFDT Solidaires ont quasi disparu – et on se retrouve avec des nouveaux syndicats qui gagnent + 20 % de voix comme le SNAP ou bien la CFTC CFE-CGC. Donc ça nous interroge, et il y a urgence, ce qui questionne la pertinence du temps long des recherches-actions.
Muriel Prévot-Carpentier : on a fait une recherche-action sur plusieurs années après Guy Jobert et Christine Revuz qui avaient commencé vers 1998, de 2003 à 2006-2008. Jusqu’en 2006, avec Jean-Marie Francescon, nous avons continué pour renforcer la connaissance de leur propre travail par les agents et avions formé 80 agents à l’analyse de l’activité pour qu’eux-mêmes puissent former leurs collègues, essaimer. Pendant plusieurs années, les agents ont fait remonter que le travail réel donnait beaucoup de pouvoir, puis la fusion ANPE-ASSEDIC a tout balayé. Et ce qui montait déjà c’était des formes d’organisation qui visaient aussi à déqualifier pour accompagner la perte d’autonomie. Et nous observions déjà que c’était organisé : pour qu’ils ne puissent pas se saisir des normes du métier, les nouveaux étaient formés de manière à ce qu’ils ne puisent pas s’en saisir, qu’ils n’en appréhendent même pas les enjeux. C’est un mouvement général du service public. Mais je me dis quand même que ce qui a été élaborté n’a pas disparu. C’était en Nouvelle-Aquitaine et Dominique vient de Nouvelle Aquitaine.
Dominique : mais je suis en Nouvelle-Aquitaine et je n’ai jamais entendu parler de ça.
Muriel : c’est pour ça qu’on est là et qu’on décloisonne, que nous nous informons les un.e.s et les autres.
Linda : c’est très intéressant et galvanisant. On a pris l’exemple de l’IA mais il faut le replacer dans un contexte général pour saisir les logiques à l’œuvre. Les jeunes collègues, ça ne les dérange pas car leur formation a été revue au rabais, plus courte. Les stages qu’on avait avant ont été retirés.
Sur l’IA qui devrait permettre que les travailleurs puissent développer des tâches à plus-value, mais sur la programmation du contrôle fiscal ils nous ont supprimé 1/4 des effectifs, ce qui du coup ne permet pas non plus d’avoir le temps de faire des tâches à valeur ajoutée.

Le projet MOLTO, par Aurélien Alphon-Layre

Je n’en fais pas partie, mais je connais très bien ceux qui le portent : Anne Braun, Adrien Monnier, Sarah qui étaient tous trois issus de notre expérience syndicale Cgt chez SMART.
L’origine : c’est la rencontre entre Anne, salariée de la Cgt avant d’être avocate. Avait mené des batailles sur le travail (coursier à vélo…) et avait envie de militer autrement pour intervenir sur les nouvelles formes de travail. En essayant de porter un tiers lieu. Aujourd’hui, ces tiers lieux sont un peu galvaudés, mais le projet porté par ces trois personnes, c’est un peu un projet de bourse du travail 2.0, le leviers d’action interprofessionnelle. Ce projet, porté initialement par Anne, a trouvé écho dans l’expérience syndicale chez SMART qui salariait des entrepreneurs et s’était impliqué dans la gestion de tiers lieux en France et en Belgique pour les réunir. Notre syndicat CGT avait parmi ses ambitions de recréer, partir des différentes implantations de la coopérative, des solidarités interprofessionnelles avec l’idée que cela serait propice à recréer du droit pour des salariés atomisés.
A l’heure d’aujourd’hui, leur projet est de faire du conseil auprès de syndicats, de coopératives voire d’ets pour mettre en place de la démocratie au travail. L’organisation démocratique d’une coopérative ne veut pas dire organisation démocratique du travail. Le lien s’est fait avec les ATD par le livre d’Alexis Cukier qui présente des réflexions à ce sujet, par ex. sur le fait que réunir des gens en AG, si on a un cadre de travail atomisé, ne permet pas de prendre des décisions démocratiques sur l’organisation du travail, mais plutôt de générer de l’adhésion collective sur des choses abstraites.
Si cela vous intéresse, ils sont en train de développer du conseil auprès des syndicats sur la démarche travail. Mais également auprès des coopératives pour penser leur organisation. Avec cet objectif à terme d’avoir un lieu qui sera bourse 2.0 c’est à dire, un tiers lieu dédié au travail (permanences juridiques, conférences, construction de solidarités pros et inter-pro, matos, éducation populaire etc...) Un tiers lieu version Fernand Pelloutier au XXIe siècle.

L’enquête Bien soigner, par Thomas Coutrot

On y contribue avec Olivier et Julien. Animée par Fabienne Orsi avec plusieurs collectifs de soignants et des associations de patients, des chercheurs et des syndicalistes et professionnels d’analyses du travail. But : collecter de l’information et transformer la réalité. Enquête à la John Dewey sur la pratique démocratique de l’enquête. Elaboration depuis 1,5 ans d’un questionnaire avec les professionnels qui participent à ce collectif d’enquête, un pour les patients, un pour les professionnels du soin et un pour les aidants, et qui vise à explorer en finesse ce que c’est que bien soigner : à visée de production de connaissance et de susciter du débat et des démarches de transformation. Un questionnaire passé uniquement en face à face, avec l’idée d’avoir des collectifs qui se créent autour de l’administration du questionnaire. Les questionnaires sont en cours de finalisation, on va les tester sur la première moitié de 2024 et va se déployer sur le deuxième semestre sur la base d’équipes départementales ou locales (pour l’instant, 5 ou 6 territoires, mais on va élargir dans la phase de test). C’est une enquête en boule de neige où les enquêtés deviennent enquêteurs.
Julien : perplexité de mon côté au départ. Un travail en cours de constitution d’un questionnaire qui a permis de mesurer la difficulté à s’accorder sur un langage commun pouvant couvrir la multiplicité des situations réelles. Un exercice de réduction de la réalité du travail, nécessairement. Il reste à voir que ça va donner.

Iwan : est-ce que vous n’avez pas des fois la tentation de simplifier pour arriver à des conclusions ?
Julien : on simplifie c’est sûr, pas toujours en s’en rendant compte car les réflexions de chacun.e sont ancrées dans des vécus et des représentations différents.
Olivier : la trajectoire de ce questionnaire, c’est que l’atelier Hôpital né au moment du COVID qui rassemblait des représentants de différents mouvements de lutte pour la santé et la défense de l’hôpital public. On a fait des recueils de récits et ensuite, l’enquête est apparue comme la continuité de ce mouvement pour pouvoir continuer la lutte. Et depuis, il s’set passé 2 ans. Et on est passé à 4 questionnaires au lieu d’un compte tenu de la diversité des sujets. C’est toute la difficulté de construire ça. Et la caractéristique, c’est que ça se construit avec des organisations de la santé mais pas les organisations syndicales. Et on retombe sur le problème du temps long.
Thomas : on a des militants des collectifs du printemps de la psychiatrie et du collectif inter-urgences, qui nous ont dit au début « on n’a pas deux ans pour construire un questionnaire », mais le choix qu’on a fait c’est justement... de ne pas se laisser enfermer dans les urgences. On se donne du temps pour produire et réfléchir dans et par l’enquête.
L’exercice de construction du questionnaire, ça a pris 2 ans, c’est un travail énorme, car on a des gens qui ont des réalités très différentes : arriver à se mettre d’accord sur les mots, c’est déjà un premier résultat, construire un langage commun. Après, on s’est réservé beaucoup d’espace pour l’expression libre qu’on exploitera avec autant de priorité que les résultats statistiques, pour ne pas laisser échapper le côté non prévisible du recueil d’informations.

Le collectif Strike d’enquêtes militantes par Romain et David

Romain : pourquoi ce collectif ? On est à peu près une dizaine à avoir envie de faire des enquêtes. On vient d’horizons différenciés, généralement profil intellectuel, jeunes travailleurs, milieu syndical, des profils politiques différenciés, mais avec des références théoriques communes notamment l’autonomie politique avec un cadre théorique marxiste. Et on a des références sur l’opéraïsme qui a bcp insisté sur la dimension de l’enquête.
Une question importante pour nous est celle de la temporalité politique. Dans les milieux de l’autonomie politique on est très dépendant des mouvements sociaux, donc on a une activité cyclique car ça se dissout quand il n’y a plus de mouvement social. En France on a encore la chance d’avoir une intensité de la lutte, mais voilà, l’enquête permet de s’inscrire dans un temps long. On veut sortir de l’enquête comme procédure académique, avec une volonté de faire de l’enquête militante, insister sur la subjectivité politique, contester la coupure entre théorie et pratique.
David : Les enquêtes portent sur plusieurs thèmes, dont le travail mais pas que. Aujourd’hui on va parler de ce qui a été fait du côté du travail. Strike s’est lancé il y a quelques semaines, avec site internet : https://www.strike.party/, avec podcast, textes, etc. Avant Strike, un autre collectif s’appelait la plate-forme d’enquêtes militantes. Dans le cadre de celui-ci, on avait mené une grosse enquête sur les ouvriers de la logistique. On avait identifié en 2017 que la logistique devenait un secteur stratégique pour le capitalisme. On a pris contact avec une section syndicale de Geodis à Gennevilliers en 2017, sur les conditions de travail. Sur les conditions de travail, finalement, c’est nous qui cherchions à comprendre comment ça se passait ; mais pour les ouvriers, enquêter sur le travail n’était pas la priorité, car l’exploitation y est tellement évidente, il n’y a rien à élucider, mais par contre ils ont un enjeu de réfléchir à la manière de lutter, de mener les luttes.
Au début, c’est une petite section syndicale qui mène des luttes « minoritaires », des blocages sans préavis de l’entrepôt dès qu’il y a un problème. Ce qu’on trouvait intéressant et surprenant, c’est que c’est un type de pratique très décrié dans le syndicalisme. Mais pour nous, c’était quelque chose en train de s’inventer, qui répondait à une faiblesse du syndicalisme dans ce contexte. Et l’attention qu’on leur a portée, tout le monde ne la portait pas. Ils ont été très tôt soutenus par l’UL de Gennevilliers, et ça a été décisif ; les militants de l’UL disaient « c’est le bordel mais c’est trop important », ils ont monté une caisse de grève. Et dans la fédé des transports, ils étaient mis de côté, alors que nous on trouvait que ce genre de lutte essaie d’inventer des choses. L’enquête militante, ça sert à ça. On veut éviter l’avant-garde, on pense que les idées existent dans les mouvements et qu’il faut aller les chercher.
A la même époque, les gilets jaunes commencent. On y va au moment où tout le monde dit c’est l’extrême-droite. On y va pour voir, on a écrit des articles sur le travail, une question qui émerge dans les discussions. A Geodis, il y a des blocages de flux dans l’entrepôt, et donc le flux est détourné par les patrons, ils envoient ailleurs, et les ouvriers suivaient les colis et allaient parfois bloquer des entrepôts où étaient leur colis.
Au final, l’enjeu est de savoir ce qu’est le rôle de la grève dans la lutte syndicale, car eux n’étaient pas en capacité d’en faire et ça leur était reproché. L’an dernier, ils ont fait un mois et demi de grève pour les salaires, ce qui est très rare. Ce qui nous fait dire que ces modalités inventées, ces bricolages ont permis d’aboutir à la grève. Donc on ne joue pas la concurrence des moyens mais on montre la complémentarité.
Deux autres exemples : là on va lancer deux autres enquêtes sur les travailleurs sans papiers dans l’univers agricole, avec le collectif A4 qui est une lutte de sans-papiers. Ce qui nous intéresse ici, c’est qu’ils travaillent dans des secteurs pénibles, et ils veulent se mettent en contact avec des paysans pour pouvoir développer des activités agricoles. Avec l’idée qu’ils veulent retrouver le rapport à la terre – d’où le lien entre travail et luttes écologiques, c’est une manière de réfléchir différemment.
Romain : et la deuxième, une enquête à laquelle je ne participe pas, c’est l’enquête Lithium qui concerne une grande mine de lithium qui va naître dans l’Allier. Pour les camarades qui le mènent, l’enjeu est important en lien avec la question écologique promue par l’Etat français. Ça va être la plus grande mine de lithium en France, et ça soulève la question des métaux rares ; en France, ce n’est pas la décarbonation de l’énergie mais du transport, et ici avec le lithium des batteries. Ça pose donc des questions politiques : pourquoi l’Etat français insiste autant sur al question du tout électrique ? Et cela dans un contexte géopolitique où les deux grands exportateurs sont la Chine et le Chili, l’approvisionnement en métaux rares est un souci stratégique très important. Et puis derrière, toute la question de la décarbonation, la manière dont on la pose comme enjeu de transition, renvoie à une représentation particulière de la question écologique. Ça s’inscrit aussi dans notre manière de faire de l’enquête, pour déconstruire les cadres théoriques qui tissent les réponses développées aujourd’hui, car on considère que ces cadres théoriques font partie des blocages de la subjectivité et ne permettent donc pas d’alimenter les luttes.
David : pour conclure, la façon dont on évoque le travail est peut-être un peu différente de ce que vous avez posé depuis le début de la journée. On ne va pas forcément chercher les gestes, mais poser la question du travail à une autre échelle, ie poser la question politique du travail. Les gens ont peut-être envie de parler de leur activité concrète de travail mais aussi de parler de la dimension politique du travail.

Corinne SD : vous parlez des enquêtes, mais pouvez-vous donner un exemple de comment vous avez fait, avec quel public. Un petit exemple de la méthode, des résultats, l’objectif ?
David : on est un petit collectif militant, déjà. On rencontre une douzaine de militants de Geodis, sur un piquet de grève. Après, on a été amené à rencontrer d’autres salariés, mais en fait ce type d’enquête entre plus en connexion avec ceux qui s’inscrivent dans la lutte. L’enquête est aujourd’hui sur la fin mais dure depuis 2017. Elle visait quoi ? D’abord à produire des articles pour dire « ici il se passe quelque chose », sans faire du misérabilisme. Parfois, ça a permis de faire des blocages des entrepôts, en co-organisation. On a passé beaucoup de temps dans la zone logistique. Et chaque fois, on essayait de comprendre ce que ça produisait, eux avaient une connaissance très précise de tout ça mais pas le temps de le rédiger et de le diffuser. Nous on publiait aussi des vidéos pour les collectifs militants, en disant qu’il était important d’amener les syndicats mais aussi d’autres, les gilets jaunes, des gilets noirs aussi car questions de racisme… Donc, essayer de faire vivre tout ça et de participer. Même si le plus important c’est ce que font ces syndicalistes-là. Ils l’auraient fait sans nous, mais probablement pas pareil, et nous on aurait pas pensé pareil.
Romain : l’enquête militante, c’est aussi créer des liens entre secteurs où les connexions ne se font pas. On a été dans les universités avec ces travailleurs, on crée des connexions entre des subjectivités différentes. Et nous aussi ça nous permettait de nous inscrire dans des luttes, d’avoir d’autres connexions.
David : ces luttes syndicales dans l’entrepôt n’avaient jamais rien gagné, jusqu’à la dernière où il y a une grève reconductible sur les salaires. Mais nous on a identifié les enjeux de dignité qui étaient importants pour eux.
Claudine : Merci pour ce thème, très intéressant. Au réseau Travail, syndicalistes à la Cgt, on est assez critiques sur le fait que le syndicalisme aujourd’hui de façon classique est descendant et sur le mode de l’injonction (à se mobiliser, à agir, à faire grève…), modèle pas très différent de ce qu’on vit dans les taules, modèles prescriptifs qui s’exercent sur les travailleurs et auxquels ceux-ci ont du mal à faire face. Donc tout ce qui permet de remettre le réel dans les discussions, c’est important d’autant que pour agir il n’y pas de distinction entre le faire, le dire et la pensée. Donc tout ce qui peut permettre les prises de parole des travailleurs pour requalifier leur savoir (dans un contexte où on leur dit sans arrêt que leur savoir n’a pas de valeur). Alors que travailler n’est pas trimer. Et puis derrière, il y a bien la question de la dignité : pas de lutte et de construction d’un rapport d force victorieux, tant que les travailleurs vivront l’aliénation. Le Covid a permis aux travailleurs de recouvrir de la fierté, on a bien qu’une société ne peut pas fonctionner sans travail, ni sans travailleurs.
On a été sollicités par Nicolas Latteur, sociologue et formateur syndical. Qui a écrit « Travailler aujourd’hui », et « critique populaire de l’exploitation » qui montre que les travailleurs connaissent très bien l’exploitation. Ils essaient de trouver des modes de résistance, et ce livre montre comment ils essaient d’agir, comment ils sont perçus par les travailleurs, etc. Il faut lire ce livre.
Julien : sur la dimension politique et activité, nous, contrairement à ce que vous semblez dire, on pense que la politique se niche dans l’activité de travail. Marx lui-même disait que l’exploitation se joue au poste de travail, et la résistance individuelle qui s’y déploie a une dimension politique dont tout l’enjeu est d’en faire du collectif.
Aurélien : je partage ce que tu viens de dire, d’aller chercher la politique dans l’activité. Dans l’activité militante on voit toujours que les enjeux de lutte localisés se rapportent toujours aux enjeux du capitalisme et de l’exploitation.
Il a été évoqué les enjeux de l’écologie avec la mine. Et j’ai regardé ce que fait A4. Je travaille sur les pratiques syndicales dans la transition écologique. Donc j’interroge comment vous verriez le travail écologisé comme porteur d’une émancipation, de ressorts d’émancipation, c’est une hypothèse qu’on cherche à poser, avec Alexis. Comment vous posez ces questions ?
David : on a participé au débat avec les GKN donc ça nous intéresse. Après, sur l’exemple de la logistique, c’est compliqué. Sur les savoir-faire, dans la manutention, ces savoir-faire ne sont pas à vendre ou à proposer pour la transition écologique, donc comment on peut les intégrer là-dedans.
Romain : sur le caractère politique de l’organisation du travail, je pense que c’est évident qu’on ne peut pas déconnecter les deux dimensions. Mais j’ai l’impression qu’on peut aussi poser la question des techniques de travail en les dépolitisant, et ça peut être une manière managériale de dépolitiser la question. Donc on ne considère pas qu’il y a deux dimensions, de pure organisation et purement technique, ET le dépassement politique. Mais on peut poser la question de façon purement technique en dépolitisant.
Bernard Bouché : l’expérience qu’on a c’est qu’on va retrouver les mêmes ressorts, par exemple à Amazon où les débats sur le travail sont les mêmes qu’ailleurs. J’ai eu l’occasion de relater ce qu’on a pu faire avec les éboueurs de Pizzorno : ils partaient de la revalorisation salariale et petit à petit ils sont arrivés aux problèmes de travail auxquels ils sont confrontés. Donc je ne vois pas de différences entre les pratiques d’enquêtes qu’on peut développer dans la logistique et celles dans d’autres secteurs. C’est vraiment un point qu’il faudrait approfondir. Malgré ce que vous dites, j’ai l’impression que vous avez une posture de vouloir apporter des choses aux salariés, si c’est ça il faut y réfléchir.
Thomas : je n’ai pas compris ça. J’ai compris que les m ne sont pas intéressés de discuter de l’aliénation mais …
Yves : il n’y a pas de lieu de résistance ? mais dire merde à l’ordinateur, c’est résister. Ils savent que les commandes arrivent par lots, par exemple le vendredi où ils s’organisent pour y faire face.
David : j’ai fait ma thèse sur ces questions-là. Mais sur Geodis, on était persuadés au départ que ce serait les questions de santé qui feraient que les luttes se développeraient. Mais en fait le feu est parti d’une sanction, parce qu’un gars à virer un canapé avec un engin.
Muriel : le travail est toujours politique, ce n’est pas pas parce que le politique ne se manifeste pas fortement qu’il n’existe pas. En tant qu’ergonome, nous avons pour tâche d’en rendre compte. Simone Weil le disait déjà dans "Les grèves de la joie", ce sentiment d’humiliation, l’enjeu de pouvoir redresser la tête ; là le canapé c’est le sujet qui représente un enchâssement du politique, à partir de ce qui est ressenti le plus intimement par les individus et leurs collectifs. Il y a toujours de la résistance, et notre tâche c’est de la faire monter en puissance pour permettre un agir plus massif, une conscience de ce qu’il est possible de faire et de ce que détiennent déjà les travailleurs.

L’enquête sur les violences sexuelles et sexistes au travail (VSST), par Marilyn Baldeck et Gérald Le Corre

Marilyn : un travail qui doit déboucher sur un manuel méthodologique d’enquête sur les VSS pour les syndicalistes.
Comment ça a commencé ? en 2020-21, la DRETS Normandie, où GLC est inspecteur du travail et RP, a mis en œuvre un programme de formation sur les VSS suite à plusieurs années de revendications au sein du CSE. Il a été réalisé par l’AVFT où je travaillais à l’époque, en tant que coordinatrice de ce programme. GLC était mon interlocuteur de ce programme de formation. Suite à cela, GLC m’a demandé de venir faire une journée de formation sur les VSS à l’intérieur du syndicat pour le syndicat ; à la suite de laquelle GLC a manifesté son mécontentement sur le contenu, jugé pas adapté. Ces retours ont bcp crispé mes anciennes collègues, et moi ça m’a bcp intéressée. Donc j’ai proposé de travailler sur la question des enquêtes sur les VSS, en lien avec le collectif femmes-mixité de la Cgt. Ces 2 ou 3 réunions ont permis d’identifier des points de vue contrastés sur quelle enquête et comment.
Un arrêt de la cour de cassation rend obligatoire une enquête quand signalement. Les cabinets qui se sont spécialisés ont interprété cet arrêt comme une obligation de mener une enquête à visée disciplinaire ie pour sanctionner le salarié. Or pas du tout, l’arrêt a été rendu au visa de l’obligation de prévention et des principes généraux de prévention. Cette obligation d’enquête, si on regarde le support juridique choisi par les juges de la Cour de Cassation. Donc dès le départ, dévoiement de ce que dit l’arrêt. SI l’enquête est à visée préventive, elle doit s’intéresser à la question du travail, de son organisation et des facteurs de risque. Donc donner l’occasion de réfléchir à cela et aux conditions par lesquelles les VSS ne peuvent plus advenir.
La cour de cassation a dit que l’enquête devait être contradictoire et impartiale. Donc contradiction : une enquête dont on dit qu’elle doit être à la main de l’employeur pour sanctionner comment peut-elle être contradictoire et impartiale. Dans notre groupe de travail, les syndicalistes considéraient que le moyen de la rendre contradictoire et impartiale était que l’enquête soit menée avec les RP. Pour une visée de sanction !
Donc on s’est retrouvé GLC et moi dans une drôle de situation, à se dire que c’était un drôle de mariage !
Et puis à l’association, de plus en plus de référents HSAS demandant des formations car les employeurs leur demandent de plus en plus de participer à des enquêtes.
On a constaté 3 choses sur la loi Schiappa :
 Un moyen de faire des enquêtes contradictoires puisque présence de la référente
 Des enquêtes gratuites car plus besoin de faire appel à un cabinet
 Hold-up sur les enquêtes du CSE à visée préventive car les employeurs ne vont pas enquêter sur eux-mêmes et rendre des conclusions qui les exposeraient à des ennuis devant le CPH.
Avec une conséquence : l’épuisement des référentes HSAS qui se retrouvent seules et ça leur permet de refiler le sujet à une personne. Ça décharge tous les autres…
Donc, autre conséquence immédiate : des Référentes qui se sont retrouvées dans des conflits éthiques, à devoir dédouaner l’agresseur et se retrouver dans le camp adverse à celui de la victime pour laquelle la référente s’est engagée…
Enjeu donc de donner envie aux syndicalistes de mener ces enquêtes.
Gérald : pardon pour mon arrivée tardive, car animation d’un débat sur le film sur France Telecom.
Gros dézoomage sur la question des enquêtes, globalement des RP, puis sur les VSS. Je suis inspecteur du travail, avant ça j’ai bossé dans de grands groupes. De mon vécu, je peux dire que le mandat se résumait en partie à des réunions de guérillas, et de l’autre côté des tournées syndicales avec les tracts, les appels à la grève, etc. et des interventions sur des chantiers (plutôt amiante, risque hauteur…) avec saisie de l’inspection du travail, mais peu d’enquêtes proprement dites avec les moyens syndicaux.
Phase 2 : plutôt comme Inspecteur du Travail (IT), où j’ai fait des enquêtes sur les accidents du travail classiques, plutôt intéressantes car au-delà du constat des infractions, c’est qu’on s’est aperçu rapidement qu’il n’était pas suffisant de constater l’infraction mais qu’elle était le résultat d’une organisation du travail voulue par les directions. Donc mise en place de méthodologies d’enquêtes plus élaborées. Donc enquêtes pour lesquelles nous, IT, on n’était pas formés. Notamment enquête sur accidents graves où on n’était pas outillés ; et des OS encore moins outillées, même si ça travers les expertises "risque grave" ça a contribué au procès France Télécom.
Et dans cette période-là, le constat c’est que même dans les gros établissements avec de grosses sections syndicales, on a souvent des débuts d’enquêtes par le biais du CHSCT, mais pratiquement quasi pas d’enquêtes formalisées pour travailler la transformation du travail.
Les formations interpro qu’on reprenait, notre pratique collective nous ont amenés à modifier nos pratiques syndicales classiques (où on discutait que des normes et pas des pratiques militantes). Car le constat, c’était que le mandat, les élus passaient leur temps avec le patron, mais n’utilisaient que peu leur droit d’enquête. On a transformé nos modules de formation, avec une formation en 3+2, où on renvoie les stagiaires sur le terrain pour aller discuter avec les travailleurs pour avancer sur l’enquête et on les accompagne dans une 2ème session et post-formation.
J’avais aussi un mandat de CHSCT à la DIRECTE, devenue la DREETS, et je voulais expérimenter des choses dans notre administration. Dans un premier temps sur les RPS, car depuis 2014 on a multiplié les DGI pour pousser à l’enquête obligatoire.
Mais dans ces situations, on a été amenés à mener 5 ou 6 enquêtes soit directement sur des VSST. Pour regarder en quoi l’organisation du travail favorise l’émergence des violences sexistes sur le lieu de travail. On a eu un cas de double VSST : un agresseur qui a harcelé une autre collègue après une première, et on a vu comment l’administration utilisait l’enquête pour se protéger et en minimisant les faits. Notre enquête a permis de contrebalancer ça, en mettant en évidence que les actes du harceleur étaient liés à une organisation du travail défaillante, un collectif de travail morcelé et un mode opératoire du harceleur qui va vers les femmes les moins à même d’être soutenues par le collectif de travail.
(…)
Est-ce qu’on fait des enquêtes avec l’employeur ou pas ? Notre expérience montre que quand on parle du travail et de ses risques, les collègues en parlent. Et ils nous mettent des encadrants qui ne sont pas chefs. On est 100 % d’accord sur la caractérisation des faits, moins sur les actions, mais quand même à 95% sur ce qui devrait être mis en œuvre. Et quand des collègues ont fait les enquêtes sans la direction, la direction découvre à la fin et dit ah non, ça c’est votre enquête…
Comment cette enquête de terrain peut permettre de contribuer à limiter l’usure des RP ? parce qu’on en récupère qui ne vont pas bien. Le constat qu’on fait, c’est qu’ils ont l’impression d’être utile et reconnus par les collègues, et ça aide pour continuer le mandat.
Dernière chose : ces enquêtes peuvent aider à construire ou reconstruire du collectif de travail, car le vrai sujet c’est l’existence d’un collectif de travail fort.
Julien : tu peux donner des exemples à propos de l’organisation qui favorise ces agissements ?
Gérald : Un service de métrologie légale, sans aucune OS, qui est un service technique masculin depuis la nuit des temps, jusqu’à l’arrivée d’une technicienne . On s’est aperçu que l’arrivée des collègues pas prévus, tutorat sans prescrit, pas d’accueil possible, et quand cette collègue est arrivée, ça lui est arrivé, et les anciens en avaient marre de s’occuper des petits jeunes, et le collectif s’est scindé sur un problème d’organisation du travail. On s’est retrouvé avec un collectif de travail directement morcelé. Donc une femme qui a dû former le futur harceleur, seule.
Autre exemple, on a investigué sur les réunions de service. On s’est aperçu que dans les réunions de service, on ne discutait pas du travail. Avec des chefs pas formés, qui fait qu’à un moment la collègue dit à la hiérarchie « je ne veux plus travailler avec X » mais la hiérarchie ne se pose pas la question du pourquoi. Et lors d’un déménagement, ils vont remettre la victime avec son harceleur dans un même bureau, elle ne pourra pas être en mesure de résister. Ca va et elle pense que son harceleur a compris, mais quelques mois plus tard, elle va se rendre compte qu’il a recommencé avec une autre collègue. A ce moment-là, ça remonte sur 2 victimes et on va accompagner.
Par contre, ce n’est pas toujours compris. Malgré les formations, les accompagnements, etc. une partie du travail est un échec, car on a deux collègues qui se sentent visés quand on pointe la responsabilité de l’organisation du travail.
Aurélien : curieux de savoir que la formation dispensée à la base, validée pour une CSE d’administration, n’a pas été valide pour une OS…
Iwan : on voit maintenant désigner dans les instances dans l’éducation nationale les Référentes VSST. Les lettres de mission sont floues. Qu’est-ce qu’on peut imaginer leur donner comme boulot ? Et puis, garder la santé c’est aller au contact des travailleurs.
Marilyn : le sens de mon intervention c’est que la création de ces référentes n’était pas l’idée du siècle. Ce qu’elles peuvent faire de mieux c’est de porter le désenclavement, dire que tout le monde soit s’emparer du sujet. C’est la mort du rapport de force de penser que cette personne seule va pouvoir obtenir de l’employeur des informations sur les protocoles d’enquêtes et ce qui s’y passe.
Gérald : toute situation de VSST est a minima un accident du travail bénin ! il faut donc que l’ensemble des RP s’emparent de ces enquêtes ! il faut former l’ensemble des RP à la prise en charge de ces enquêtes. Car on ne peut pas enquêter seul.e ! car c’est envoyer les camarades au casse-pipe.
Bernard : je partage. Nommer ou pas un.e référente, le problème est de travailler collectivement. Soit on est dans l’institution, soit on est dans l’enquête syndicale, c’est pas la même chose. Il doit y avoir déclaration d’accident du travail, et si c’est le cas ça change les choses ! Car l’enquête après accident s’engage. Il faut décoller de la question de l’institution. Sinon grande difficulté. Après je partage ce qui a été dit sur la formation notamment.
Céline : pour répondre à la question d’Aurélien sur la formation, j’en ai suivi une où on n’a pas parlé de travail, mais uniquement des ambiances sexistes. Or mettre en question l’organisation du travail et la gestion collective c’est plus structurel.
Dominique : sur la référente il y a une référente pour l’employeur (dans les ets de plus de 250 salariés) et en plus il y a celle élue parmi les membres du personnel. Donc je ne suis pas tout à fait d’accord avec ce qui est proposé, car souvent ou parfois les RP ne sont pas informés qu’il y a un cas de harcèlement, la victime interpelle la direction, qui est obligée de mener l’enquête à laquelle elle associe la référente de l’entreprise mais pas forcément l’élue. Mais celle-ci a forcément connaissance de ce qui se passe et peut le rapporter au CSE qui peut s’en emparer. C’est pourquoi dans ces ets de plus de 250, il y a qd même intérêt qu’il y ait une association entre la référente du CSE et la référente de l’employeur, qu’elles travaillent ensemble.
Gérald : l’accident du travail, on n’informe pas qu’un RP !
Autre exemple : fusion des régions. Question de savoir qui va devenir le chef de l’autre. C’est le mec qui va le devenir en utilisant des menaces et des actes de domination.
Iwan : distinction pénal et disciplinaire ?
Marylin : principe d’indépendance entre les deux. Si une victime décide ne de pas actionner le levier pénal, ça ne change rien à ce qui doit se passer dans le CSE, et pareil si elle porte plainte. Le juge pénal va regarder si infraction à la loi pénale, qui n’est pas définie de la même manière qu’en droit du travail (où l’intention n’est pas à caractériser, contrairement au pénal, car on s’intéresse aux effets sur le travail). On peut avoir des situations dans lesquelles la procédure pénale se solde comme un classement sans suite, une ordonnance de relaxe… et un processus disciplinaire qui se conclue par un licenciement – et cela ne constituera pas un motif de ?
Damien Cru : l’accident, c’est toujours complexe. Même pour un doigt coupé. L’enquête c’est un travail collectif qui pose toujours la question du collectif : qui on associe ? Pas forcément que les élus ! ça peut être le fournisseur, le sous-traitant, etc. Des fois c’est le bureau d’études sur les procédés de construction.
Et puis la finalité : pas une enquête de justice, mais pour pouvoir continuer à travailler ensemble. Si pas de confiance, on ne peut pas travailler ensemble. On va arriver sur les histoires de culpabilité, comment les copains se culpabilisent. Ces phénomènes on les connaît. En AT, le DP qui dit « je suis tombé, c’est de ma faute », ok, mais on va voir : est-ce que le problème c’est d’avoir travaillé avec une échelle interdite ou s’il faut voir ailleurs. Ces exemples qui paraissent simples au départ, dans notre monde syndical, il faut de vraies formations là-dessus… Intérêt à les faire !
Et par rapport à l’idée que ça prend du temps de faire des enquêtes, là aussi c’est le cas, mais ce qui est intéressant c’est qu’on a le temps légalement. Alors, on l’a ou pas, car le délégué va dire « le collègue me gueule dessus si je ne viens pas au boulot ». Mais on a le temps, on peut faire venir des gens… C’est un vrai apprentissage de cela.
Comment on enrichit les enquêtes prévues par les textes en les nourrissant d’une approche travail.
Christine Eisenbeis : Gérald, tu as parlé de DGI pour faire l’enquête, toi Bernard de déclaration d’AT. Moi j’aimerais bien passer directement par une déclaration d’AT quand c’est possible. Nous prônons des déclarations d’AT pour "état de stress aigu", comme le propose Marie Pezé, pour que d’une part, la personne soit protégée en cas d’atteinte encore plus grave à la santé, et que d’autre part, on puisse en faire l’enquête en CHSCT/FS et remonter aux causes organisationnelles en prévention des "RPS". Mais ça ne m’était jamais venu à l’idée qu’on pouvait aussi le faire pour les actes de VSS, merci ! On va le proposer à la prochaine FS-SSCT ministérielle MESR ...
Gérald : l’enquête administrative, que ce soit la victime ou l’auteur, ce sont les conclusions qu’il faut regarder. Mais en prévention : mesure conservatoire d’éloignement de l’auteur.
Julien : attention au virilisme comme expression d’une idéologie défensive de métier, que Dejours a mis en évidence. Et attention aux effets sur les collectifs de travail des dénonciation de harcèlement sexuel et agissements sexistes.

Quelles perspectives de travail pour les ATD ?

Muriel : lors de la réunion de préparation de l’AG, j’ai réalisé que nous pouvions peut-être nous représenter les Ateliers Travail et Démocratie comme fédération d’initiatives. Une inquiétude est née suite à un mail de Claudine et Françoise, qui ont dit « on ne fait pas les choses ensemble ».
Quand on fait ensemble, c’est mieux. Cela pourrait être a minima de reprendre des Ateliers comme avaient tenté de faire Françoise et Claudine ou d’autres qui fonctionnent bien.
Doncj’ai proposé de faire une enquête-action de ce type, éventuellement aussi sous forme de projet avec des financements universitaires que nous pourrions demander, sans que cela ne positionne les chercheur.e.s dans une prééminence du savoir. Il me semble que les ATD pourraient être un lieu pour lancer ça.
Yves : si on ne s’engage pas à faire des enquêtes concrètes nous-mêmes, on parle dans le vide. On est obligés de se retrousser les manches et d’aller travailler à chercher le travail.
Muriel : je ne l’ai pas précisé mais je rejoins Yves, ce point parait essentiel.
Frédéric (…)
Thomas : on a commencé à faire un panorama des formations syndicales faites sur le travail. Mais là il y a une demande pour réfléchir à des formations. Je ne connaissais pas les formations 3+2. Aux Assises de la santé au travail, 500 militants seront présents, un des objectifs qu’on pourrait se donner c’est que sortent de ces assises quelque chose pour mettre en commun ces expériences de formation et disposer des modules de formation partagés pour sortir des instances et renouer avec le terrain. Montrer les principes qui marchent et mettent en mouvement les gens.
Ça ne veut pas dire qu’on ne pourrait pas faire nous-mêmes une recherche-action, mais tout le monde n’a pas le même temps que les universitaires ou les syndicalistes. Mais si on veut faire un projet comme ça, il faut réfléchir terrain, quelles ressources, etc.
(…)
Marie Lesage : pour revenir sur ce que disait Muriel, il faut qu’on applique nous-mêmes, ce qu’on dit. Mais est-ce que c’est un appel à manifestation d’intérêt ? En disant, si vous avez envie de travailler sur ces enquêtes, manifestez-vous ! Plutôt donc des personnes qui nous contactent.
Claudine : avec Françoise on avait donné un coup de pied dans la fourmilière pour dire qu’on ne s’y retrouve pas. On a l’impression qu’on va intervenir, rencontrer tel collectif qui travaille sur le travail, très bien, mais qu’est-ce qu’on fait ensemble ? Et par exemple la démocratie du travail, on n’en discute pas, ce pourrait être intéressant pourtant. Donc, proposition de travailler ensemble déjà entre nous, avec l’objectif de se dire pourquoi on est ensemble dans la même association. Qu’est-ce que le travail ? quelles sont les valeurs qu’on y met ? Etc. Idée : pas de position surplombante involontaire. Sachant que quand on est syndicaliste on n’est pas forcément très à l’aise avec des chercheurs.
On avait proposé les aides à domicile, car métier très important et utile, mais très forte déconsidération du travail et des organisations du travail totalement merdiques.
Une question que je me pose : on a vécu le choc Covid, puis le choc du mouvement sur les retraites. Les travailleurs ont pris 2 ans de plus ! Notre hypothèse est que la relation subjective au travail va changer, avec des conséquences sur le travail et les travailleurs eux-mêmes ! Est-ce que finalement l’engagement dans el travail ne va pas changer à partir de là ? Ce pourrait être un objet d’étude.
Bernard : pour répondre à Thomas sur les questions des formations, on a fait deux soirées de 2 heures. Je suis convaincu que dans les modules des uns et des autres il y a des sujets en commun, mais il faut une demi-journée de travail pour reprendre ça. Et puis on devrait s’interroger sur la question des expertises santé-travail : en quoi elles peuvent permettre d’aider les équipes à mieux travailler ou à inciter les équipes syndicales à faire des enquêtes. Je pense qu’une petite partie du réseau des experts peut être intéressé. En quoi l’expertise est une enquête ? Moi je vois des horreurs parfois, on pourrait en parler.
Damien : pour rebondir sur ce que dit Claudine, ça vaudrait le coup qu’on reformule bien ce qu’on a en tête autour de l’enquête ouvrière centrée sur l’activité et qui tisse du lien et la démocratie au travail. Pour nous, c’est un peu le fondement. Mais ça vaut le coup de refaire ce lien-là, de l’expliciter davantage.
Julien : sur l’expertise, ok pour proposer un atelier sur le sujet. Avoir en tête que mener une expertise, c’est un travail, avec ses contraintes, ses dilemmes, ses difficultés…
Aurélien : quelle communication des travaux menés ?
Yves : quel que soit le groupe, on ne peut pas faire l’économie de faire des enquêtes ! Ex. sur travail et écologie, deux personnes qui vont au groupe et qui disent « ça tourne en rond », moi je suis allé faire des enquêtes, mais j’étais seul et le groupe s’est arrêté. Il faut qu’on alimente la machine nous-mêmes. On peut même questionner des gens de notre famille. La difficulté qu’il peut y avoir, c’est qu’il ne faut pas redoubler ce qui se fait dans les OS.
Dominique : dans démocratie – travail, qu’est-ce qui garantit la démocratie, c’est le syndicalisme ! Donc pourquoi pas une enquête sur comment renforcer le syndicalisme par le travail ?
Muriel : je vous propose que le collectif d’animation (qui n’est pas fermé et que certain.e.s vont peut-être vouloir intégrer) travaille sur la proposition de Damien de définir collectivement enquête ouvrière et démocratie au travail, en liant ces deux thèmes. Et en disant que ce travail en commun pourrait aboutir sur un texte qui permettrait de diffuser un appel à manifestation d’intérêt pour que ce soit des personnes, des collectifs de travailleurs qui soient en mesure de nous adresser une demande de mener cette enquête. Ce pourrait même être pluri-syndical.

Votes statutaires

Rapports financier et d’activité : votés à l’unanimité.
Equipe d’animation (CA) :
Le collectif est reconduit. Se proposent de le rejoindre les personnes suivantes :
 Dominique Malon
 Iwan Barth
 François Marchive
 Nicolas Spire
 Aurélien Alphon-Layre
 Christine Martin
Cet élargissement est voté à l’unanimité.