La liberté du travail, ça voudrait dire quoi ?

, par Alexis Cukier, Julien Lusson, Thomas Coutrot

12 janv. 2018

Par ses ordonnances, Emmanuel Macron dit vouloir « libérer le travail ». Mais c’est au nom d’une conception bien spécifique de la liberté : celle de la liquidité financière. Le travail "libre" est celui qu’on peut négocier à vue, acheter et vendre comme un titre financier. Les plates-formes de micro-jobs en ligne, absurdement baptisées « économie collaborative », figurent ce rêve en voie de concrétisation. Dans son rapport annuel 2017, le Conseil d’Etat lui-même propose explicitement « d’accompagner l’ubérisation » de la société.

L’ubérisation, ce sont les micro-jobs, les contrats « zéro heures », le « travail au sifflet », l’auto-entrepreneur salarié externalisé et à droits sociaux réduits. Jusqu’où peut aller ce mouvement multiforme de précarisation et de d’effritement du salariat ? Et si les « Trente glorieuses » n’avaient rien de glorieux ni pour la condition des femmes, ni pour les conditions de travail, ni pour l’écologie, comment redéfinir une alternative crédible qui ne soit pas un simple retour vers un passé idéalisé ?

Sécession des élites

On le sait, la flexibilité du travail n’augmentera guère l’emploi, mais en répartira sans doute des miettes entre davantage de personnes : la lutte contre le chômage consiste aujourd’hui surtout à multiplier les micro- ou mini-jobs. L’hymne aux start-ups et à l’innovation disruptive, sans chercher à masquer ce projet de dérégulation radicale, le proclame au contraire enthousiasmant, moderne et nécessaire au nom de la liberté. La victoire électorale d’Emmanuel Macron, malgré ses limites évidentes, montre que l’imaginaire libéral reste mobilisateur. Il lui a permis de perpétuer en 2017, sous une forme renouvelée, l’hégémonie du « bloc des satisfaits » - rentiers, entrepreneurs et couches supérieures du salariat - qui compose la base sociale du néolibéralisme.

Le bloc social dominant semble se satisfaire de l’inquiétante perspective de la liberté sans responsabilité - la liberté d’entreprendre sans responsabilité sociale ni écologique. Sa politique active de creusement des inégalités et sa passivité face au changement climatique en sont des indices probants. Bruno Latour, qu’on ne peut soupçonner de gauchisme, le constate crûment : « les élites ont été si bien convaincues qu’il n’y aurait pas de vie future pour tout le monde qu’elles ont décidé de se débarrasser au plus vite de tous les fardeaux de la solidarité ». [1]

Car le néolibéralisme, loin de s’amender après la crise de 2008, s’est bien plutôt radicalisé. Dans la sphère productive soumise à la financiarisation, à la révolution numérique et au lean management, le travail est de plus en plus codifié, standardisé, tracé, contrôlé et évalué par les ratios. L’intensification du travail s’accompagne de la baisse de l’autonomie des travailleurs, avec des conséquences désastreuses pour leur santé. Soumise au dogme de la croissance à tout prix, la nature en paye elle aussi le prix : réchauffement climatique, pollutions qui affectent tous les écosystèmes, extinction massive des espèces (à commencer par les insectes pollinisateurs), pandémies, …

La logique du profit était autrefois bridée par des compromis sociaux. Mais désormais livrée à elle-même, elle dégrade la santé au travail et la santé publique, exacerbe les inégalités sociales et renforce les dérives autoritaires, dans l’entreprise mais aussi dans la société. Le travail mort, cette abstraction sur laquelle les organisations sont fondées, prétend convoquer l’initiative des salariés, mais l’écrase en réalité sous l’empilement des objectifs individuels et des exigences financières. Il menace à la fois la santé humaine, la nature et la démocratie.

Enquêter sur le travail concret

Pourtant, Christophe Dejours le souligne : « travailler c’est combler l’écart entre le prescrit et l’effectif : or ce qu’il faut mettre en œuvre pour combler cet écart ne peut pas être prévu à l’avance. Le chemin à parcourir entre le prescrit et l’effectif doit à chaque fois être inventé ou découvert par le sujet qui travaille » [2]. La coopération productive des salarié.e.s qui déploient leur « travail vivant » reste incontournable pour que le travail soit effectué correctement et que les entreprises prospèrent. Ce pouvoir invisible des salarié.e.s, il s’agit de le transformer en puissance politique, « pour ne plus perdre sa vie à la gagner » [3].

Face aux dangers, la sécurisation des parcours, la redistribution des richesses, le revenu de base ou la réduction du temps de travail sont certainement des perspectives utiles. Mais ces projets progressistes manquent sans doute de points d’appui dans les interactions sociales concrètes, les rapports sociaux élémentaires, les initiatives de base d’où seules peut émerger un changement social profond. Faute de s’appuyer sur l’activité réelle des travailleurs dans leur travail pour mettre en débat les dilemmes rencontrés et les non-sens des organisations [4], faute de tenir compte des émotions (l’indignation, mais aussi le désir de travailler autrement) exprimées par les travailleurs et les citoyens dans leur vie quotidienne, elles risquent de rester abstraites et désincarnées, de ne pas parvenir à transformer les rapports de forces sociaux ni à infléchir la trajectoire destructrice du travail abstrait.

Pourtant les menaces que font planer les empêchements au travail de qualité, les atteintes à la santé des humains et de l’environnement, sont d’une telle gravité que cela « change tout », comme le dit Naomi Klein [5]. Ces menaces sont une source vive de réactions d’autodéfense individuelles et collectives qui inspirent de nouvelles pratiques sociales et sur lesquelles pourrait se fonder une politique émancipatrice innovante, qu’on pourrait appeler une politique du travail vivant. Une politique qui trouverait son énergie propulsive dans la réponse du corps social aux atteintes sanitaires et écologiques et qui redessinerait une perspective crédible de transition.

L’autodéfense de la société et la survie des écosystèmes nous enjoignent aujourd’hui d’établir la prééminence du travail vivant sur le travail mort ; d’instituer le travail concret, un travail attentif à ses effets pratiques sur les hommes, les femmes et la nature, au lieu d’un travail abstrait indifférent et aveugle. Cela suppose sans doute de commencer par une vaste entreprise collective d’enquête sur le travail, au sens de John Dewey [6] : il serait particulièrement fécond de montrer, par la multiplication d’enquêtes sur le travail, menées conjointement par des syndicalistes, des chercheurs et des associations, comment l’organisation du travail et de l’entreprise détermine les enjeux majeurs de santé publique et environnementale mais aussi de démocratie [7] et doit donc être constituée en question politique centrale.

En légitime défense de la vie

Les récentes ordonnances bouleversent de façon inquiétante [8] les capacités d’intervention des élus et des syndicats sur les conditions de travail. Le syndicalisme pourrait toutefois rebondir et trouver une légitimité incontestable en posant l’exigence politique d’un travail de qualité [9]. D’abord aux yeux des salarié.e.s qui pourraient ainsi, en partant de leur travail réel, retrouver du pouvoir d’agir, comme le montrent un certain nombre de recherches-actions syndicales sur le travail menées récemment [10]. Aux yeux aussi de la société civile, en cherchant la convergence avec les forces qui portent ces questions de la santé, de l’écologie et de la démocratie réelle. Les associations de malades, les associations d’usagers, les collectivités locales en transition, les professionnels de santé, les chercheur.e.s, les mouvements écologiques, les hackers et activistes du faire, les porteurs de pédagogies alternatives, les initiatives d’économie solidaire et collaborative…, la liste est longue des acteurs sociaux potentiellement intéressés à une alliance pour une qualité du travail attentive à ses effets sur la vie.

Face aux réformes régressives du travail qui s’imposent au nom de la liberté depuis vingt ans, la défense de l’existant n’est pas suffisante : il est décisif de poser la question des finalités et des modalités du travail. Cela implique une attitude résolument innovante tant pour les luttes des mouvements sociaux qu’au plan institutionnel. Outre un vaste mouvement d’enquête sur le travail, la « politique du travail vivant » dont nous avons besoin passe par une réforme profonde tant des représentations sur le travail que de la gouvernance du travail.

Plutôt que de se résigner à sa suppression, pourquoi ne pas poser la perspective d’une refondation du CHSCT élargi aux sous-traitants (comme c’est déjà le cas pour les installations Seveso), et surtout à la question de l’environnement ? Un « CSQTE » (Comité de la santé, de la qualité du travail et de l’environnement) inclurait, sous des formes à déterminer, les associations de riverains, de consommateurs-usagers et de défenseurs de l’environnement directement concernées par les activités de l’entreprise. Afin de garantir la soutenabilité humaine et écologique de la performance de l’entreprise, il aurait un rôle de codétermination de l’organisation du travail avec le management – passant par un droit de regard sur les décisions majeures en matière d’investissement et d’organisation.

Instituer le travail concret signifie également avancer vers une gouvernance démocratique de l’entreprise. Le gouvernement semble s’orienter vers la création d’une nouvelle forme juridique – du type « entreprise à mission » - intermédiaire entre la société de capitaux et la coopérative, comme le suggèrent des juristes, des économistes et des chercheurs en gestion [11]. Le débat est intéressant mais rien ne changerait pour l’immense majorité des entreprises : la réforme qu’appelle la situation actuelle ne saurait se limiter à une innovation marginale. D’autres proposent de faire entrer des représentants du personnel dans les conseils d’administration, ce qui là encore peut être utile mais certainement pas suffisant. Il faut surtout s’appuyer sur des instances représentatives de proximité, susceptibles de rendre compte du travail vivant, en même temps qu’il faut modifier les finalités mêmes des décisions pour faire prédominer la valeur d’usage sur la valeur d’échange. Les indicateurs sanitaires et environnementaux doivent avoir la priorité sur les indicateurs financiers pour déterminer les choix en matière d’investissement et d’emploi. Concernant la nécessité, reconnue par tous, de nouveaux indicateurs de richesse, ainsi que la perspective d’une démocratisation de la sphère du travail, peut-être est-il temps de passer enfin aux actes ? C’est en tout cas l’ambition de ces Assises pour la liberté du travail que de faire émerger ces questions comme des enjeux politiques centraux.

Notes

[1Bruno Latour, Où atterrir ? Comment s’orienter en politique, La Découverte, 2017, p. 30

[2Christophe Dejours, Travail vivant. Tome 2 : Travail et émancipation, Payot, 2009, p. 21

[3Voir l’appel de syndicalistes et chercheur.e.s, « Pour ne plus perdre sa vie à la gagner ! »

[4Yves Clot, Le travail à cœur. Pour en finir avec les risques psychosociaux, La Découverte, 2010

[5Naomi Klein, This changes everything. Capitalism vs the climate, Simon & Schuster, 2014, titre malencontreusement traduit en français par Tout peut changer (Actes Sud, 2015)

[6John Dewey, Le public et ses problèmes, Folio Essais, Gallimard, 2010

[7Alexis Cukier, Le travail démocratique, PUF, 2018

[8Christine Castejon, "Le CSE ne pourra pas poursuivre l’action des CHSCT", Santé & Travail n° 101 - janvier 2018 ; Isabelle Odoul-Asorey, « Un pari risqué », Revue de Droit du Travail, Novembre 2017

[9Fabien Gâche, « L’expertise doit venir en complément de l’action syndicale, pas s’y substituer », entretien réalisé par Sabine Fortino et Guillaume Tiffon, La Nouvelle Revue du Travail, 3/2013

[10Laurence Théry (dir.), Le travail intenable. Résister collectivement à l’intensification du travail, La Découverte, 2006 ; Philippe Davezies, « L’individualisation du rapport au travail : un défi pour le syndicalisme », Policy Brief ETUI, N° 3, 2014

[11B. Segrestin, K. Levillain, S. Vernac, A. Hatchuel (dir.), La « société à objet social étendu », un nouveau statut pour l’entreprise, Presses des Mines, 2015 ; voir aussi Michel Capron, Françoise Quairel-Lannoizelée, La responsabilité sociale d’entreprise, La Découverte, 2010