L’enquête sociale, outil de connaissance et de transformation Note de lecture des "Chemins de la liberté", d’Antonella Corsani

, par Thomas Coutrot

Dans "Les chemins de la liberté", Antonella Corsani relate ses expériences "d’enquête sociale" inspirée de John Dewey. Une lecture inspirante.

Avec d’autres collègues sociologues et économistes, dont Marie-Christine Bureau, Corsani a mené trois recherches-actions de longue durée : avec les intermittents dans les années 2000, avec des Coopératives d’emploi et d’activité (Coopaname, Oxalis) dans les années 2010. Ces démarches ont été conçues en référence au cadre théorique de John Dewey, philosophe pragmatiste états-unien du début XXè dont beaucoup d’entre nous ont découvert récemment l’importance. Pour Dewey, la vie démocratique nécessite la multiplication de processus d’enquêtes sociales, par lesquelles des citoyens préoccupés par un problème s’en emparent pour le qualifier à partir de la diversité de leurs expériences, construisent ainsi des connaissances communes, se constituent en "public" mobilisé et légitime sur le problème affronté, et en tirent des pistes de solution qui transforment leur expérience et alimentent le débat politique. Pour Corsani, "l’outil est l’enquête, à la fois outil de production de connaissances et de transformation du réel". 

La première enquête ("expertise citoyenne") a été menée de 2002 à 2004 auprès de 1200 intermittents par les chercheur.es et la coordination des intermittents et précaires. En faisant ressortir ce qui comptait pour les intermittents (par exemple, la reconnaissance du fait qu’entre deux contrats, ils et elles ne cessent pas de travailler bien au contraire), l’enquête a facilité l’élaboration, et surtout l’appropriation par les professionnels, d’un "Nouveau Modèle d’assurance-chômage" qui a inspiré les revendications des intermittents depuis lors, jusqu’à la victoire de 2016 (retour à la "date anniversaire" fixe de calcul des droits). La 2ème enquête (qui voulait élargir l’enquête aux précaires peu qualifiés, au-delà des intermittents) a échoué, du fait de la difficulté à construire un « public » suffisamment cohérent à partir d’expériences sociales trop diverses. La 3ème enquête auprès des Coopératives d’Activité et d’Emploi a permis de faire émerger des problèmes clés jusque-là informulés, comme la reconnaissance du temps de travail politique des sociétaires, ou la fécondité (économique et professionnelle) des projets collectifs menés par des sociétaires relativement aux projets individuels. L’enquête a visiblement renforcé l’identité et le projet politique de la coopérative.

Ces expériences me semblent indiquer la fécondité de la démarche d’enquête « à la Dewey » comme outil de construction et de renforcement de l’action collective, à partir d’une collaboration entre chercheur.es et acteurs sociaux. Dans les trois expériences relatées, le choix a été fait de rédiger un questionnaire dans le cadre d’un "atelier". Celui-ci a "formulé des hypothèses, choisi et classé des variables, défini des concepts et catégories d’analyse" : cette réflexion collective permet "une analyse réflexive sur les questions et les pratiques qui comptent". Autrement dit, l’écriture collective d’un questionnaire destiné au « public » concerné qu’on cherche à mobiliser, amène à construire des représentations communes de ce qui est important dans la situation, et donc à féconder la réflexion sur les alternatives. Le caractère public, participatif et ouvert du processus lui donne aussi une légitimité et une visibilité bien supérieure à une élaboration "en chambre" de spécialistes. Une fois élaboré, le questionnaire n’est pas seulement un outil de recueil d’information mais aussi d’affinement de la vision commune des problèmes et donc des pistes de solutions. L’autrice souligne qu’il faut privilégier l’enquête en face à face par rapport au web, même si celui-ci peut-être un moyen intéressant de faire connaître la démarche : rien ne remplace les interactions directes entre personnes pour ce travail de création de commun.

En définitive, l’ouvrage de Corsani n’usurpe pas son titre : au-delà d’une caractérisation critique de la situation du travail, il a le très rare mérite de tirer le bilan détaillé de recherches-actions concrètes qui visent à sortir de la souffrance et de l’impuissance associées à la précarité et au néo-management. On n’est peut-être pas obligés de rechercher la sécurité dans la subordination ! Voilà un point d’appui dans la résistance sourde du « travail vivant » contre son écrasement par le travail mort, qui éclaire les voies de potentielles alliances et d’initiatives émancipatrices, même au sein du salariat, vers la liberté du travail.

Voir en ligne : Tracer des chemins pour libérer le travail