Au-delà de la féminité et du maternel, le travail du care

, par Pascale Molinier

Pour tâcher de mieux cerner ce que signifie le care en termes d’expérience vécue, d’invention pratique ou d’improvisation morale sur le terrain mouvant du travail et des interactions ordinaires, Pascale Molinier aborde ici le travail du care sous cinq facettes différentes : 1) le care comme gentleness, 2) le care comme savoir faire discret, 3) le care comme sale boulot, 4) le care comme travail inestimable, 5) le care comme récit éthique. Un article paru dans Champs Psy (2010/2 n° 58)

Si la psychologie, dans son ensemble, a été moins réceptive que les sciences sociales aux épistémologies du genre, c’est néanmoins en son sein qu’a émergé l’une des théories féministes états-uniennes les plus influentes. L’éthique du care trouve en effet son origine dans les travaux de Carol Gilligan en psychologie du développement moral (Gilligan, [1982], 2009). Dans les années 1970, Gilligan a constaté l’existence d’un biais androcentré dans les enquêtes de Lawrence Kolberg sur le développement moral des enfants (en fait il n’avait interrogé que des garçons). Parallèlement, elle a critiqué la dévalorisation de la morale et des modes de pensée des femmes parmi les psychologues les plus éminents. À partir d’enquêtes réalisées plutôt auprès de petites filles et de femmes, Gilligan a mis en évidence l’existence d’une voix morale différente, basée non pas sur les critères de la loi et de l’impartialité comme c’est le cas pour l’éthique de la justice, mais sur des critères relationnels et contextuels. D’autres auteures féministes, en particulier la philosophe politique Joan Tronto ( [1993], 2009), ont montré par la suite que cette « voix différente » n’était pas assimilable à la « voix féminine » (ce que Gilligan n’a d’ailleurs jamais affirmé comme tel – Gilligan, 2009) mais désignait la voix de ceux ou plus souvent celles dont l’expérience morale est fondée dans les activités qui consistent à s’occuper des autres. L’éthique du care prend en compte « cette donnée élémentaire qui est la vulnérabilité des personnes – de toutes les personnes– pour repenser les rapports de justice » (Paperman, 2005, p. 295).

C’est dire aussi que l’éthique du care n’émane pas seulement des femmes et pas de toutes les femmes. Ce point est important, car il dénaturalise la voix différente d’une double manière, d’abord, en situant son émergence non pas dans une prétendue nature (celle des femmes) mais dans une activité, le travail domestique et de care, ensuite en opérant des divisions sociales dans le groupe des femmes, toutes les femmes n’étant pas concernées de la même façon par les activités de care. Le travail de care désigne ainsi des activités spécialisées où le souci des autres est explicitement au centre, le travail des infirmières et des aides-soignantes par exemple. Il désigne également l’ensemble des activités domestiques réalisées au sein de la famille et leur délégation à des nourrices, des gardes d’enfants, des femmes de ménage. Plus largement, le travail de care désigne une dimension présente dans toutes les activités de service, au sens où servir, c’est prêter attention à. Il faut, selon Joan Tronto, pour donner une envergure universelle au care, le dé-gendériser et/ou le dé-materniser, c’est-à-dire l’extraire du piège du sentimentalisme et de la dite « morale féminine ». Ce qui était une contestation des éthiques de la justice devient alors consubstantiel d’une remise en question des théories sur la Femme, la Féminité, la Maternité, les majuscules soulignant ici la tendance, chez les psychologues et les psychanalystes, à identifier les femmes et le féminin, ce que précisément les théories du genre, dans leur ensemble, ont critiqué et déconstruit.

Pour tâcher de mieux cerner ce que signifie le care en termes d’expérience vécue, l’invention pratique ou d’improvisation morale sur le terrain mouvant du travail et des interactions ordinaires, j’aborderai le travail du care sous cinq facettes différentes ou selon cinq descriptions : 1) le care comme gentleness, 2) le care comme savoir faire discret, 3) le care comme sale boulot, 4) le care comme travail inestimable, 5) le care comme récit éthique.

1. LE CARE COMME GENTLENESS
En 1991, l’écrivain français Hervé Guibert, malade du SIDA, écrit dans Le protocole compassionnel : « L’autre jour, en entrant dans ce café de la rue d’Alésia où il m’arrive depuis dix ans de boire quelque chose au comptoir malgré la froideur, sinon l’antipathie que me manifestent les serveurs, je ratai la marche en poussant la porte et me retrouvai à genoux au milieu des consommateurs attablés, impuissants à me relever. Ce moment très brusque dura bien sûr une éternité : tout le monde était stupéfait de voir cet homme jeune terrassé, à genoux, pas blessé en apparence, mais mystérieusement paralysé. Aucun mot ne fut échangé, je n’eus pas besoin de demander de l’aide, un des deux serveurs que j’avais toujours pris pour un ennemi s’approcha de moi et me prit dans ses bras pour me remettre sur pied, comme la chose la plus naturelle du monde. J’évitais de croiser les regards des consommateurs, et le garçon du comptoir me dit simplement : « Un café, monsieur ? » Je suis profondément reconnaissant à ces deux garçons que je n’aimais pas et qui, je le pensais, me détestaient, d’avoir réagi si spontanément et si délicatement sans une parole inutile (Guibert, 1991, p. 12). »

Un homme s’effondre et la réponse des garçons est adéquate à ses besoins sans qu’il ait eu besoin de demander de l’aide. Ce souci, cette attention se traduisent dans des gestes et dans une parole ordinaire qui restaurent ce qui avait volé en éclats de sa dignité ou de son appartenance au monde des bistrots parisiens. Guibert insiste à deux reprises sur la froideur, l’antipathie qui caractérisaient ses relations ordinaires avec les serveurs. Dans d’autres passages du même livre, il oppose l’affection trop marquée du Docteur Chandi à son égard – « Mon pauvre… » dit celui-ci lors des examens douloureux– à l’attitude du Docteur Claudette Dumouchel, au premier abord « une personne revêche », « championne de la désensibilisation des rapports médecin-malade ». Guibert saisit bien la fonction défensive de cette distance relationnelle : il pense que Claudette Dumouchel « s’effondrerait en larmes à tout bout de champ si elle ne s’était pas blindée une fois pour toutes sur une touche d’insensibilité apparente » (op. cit, p. 29). Mais il apprécie aussi « le petit geste de l’index assez familier », sa façon de râler ou de plaisanter, comme des attentions qui le maintiennent lui, cet homme jeune au corps de vieillard, du côté des vivants et non du côté de ces « jeunes cadavres aux yeux de braise » qu’il croise à l’hôpital Rotschild, et auxquels on fait sentir l’horreur qu’ils suscitent et l’inéluctable de leur mort prochaine. Ce qui pouvait s’interpréter au premier abord comme antipathie, froideur ou comme cynisme est resignifié en termes d’attention et de respect mutuel.

Peut-être les « clients impuissants » se soucient-ils aussi de Guibert, mais le fait est là : ils ne font rien. Le care, comme réponse adéquate à la fragilité d’autrui, est mobilisé dans des situations qui impliquent des interactions et où le pourvoyeur de care se sent investi d’une responsabilité. Pour le dire dans les termes de Patricia Paperman, le garçon de café face au client effondré « ne peut pas ne pas » (Paperman, 2005). Cette responsabilité lui échoit du fait de son travail, et c’est aussi le travail qui donne la solution : « Un café, monsieur ? » Cette attitude attentionnée et détachée, « juste au bon moment », renvoie à ce qu’Annette Baier désigne comme la gentleness, qui ne peut-être traitée qu’en termes à la fois descriptifs et normatifs, et « résiste à l’analyse en termes de règles » (Baier 1985, 219). La gentleness est une réponse appropriée à l’autre suivant les circonstances : elle nécessite une attitude expérimentale, la sensibilité à une situation et la capacité à improviser, à « passer à autre chose » face à certaines réactions (Laugier, 2005).

La gentleness rompt avec l’association entre féminité et care/amour, pour ouvrir sur d’autres agents (ici masculins) et une palette plus étendue et subtile de sentiments comme la générosité ou le tact. Une sollicitude exagérée peut être perçue comme encombrante, un peu comme lorsqu’on se demande d’une personne trop empressée ou attentionnée : mais qu’est-ce qu’elle me veut ? La psychiatre Hélène Chaigneau parle également des « gratifications indiscrètes » pour désigner le trop d’attention accordé par certains soignants à certains patients psychiatriques [1]. Une attention qui peut être interprétée par ceux-ci dans l’ordre du délire comme une menace ou un « signe » qui leur serait réservés, constatant que ces attentions excessives ne sont pas adressées aux autres patients et leur confèrent un statut d’exception inquiétant. Le care est par définition un geste ou une façon de faire (ou de ne pas faire) ajustés ou accordés aux besoins du destinataire, fussent-ils de distance ou de détachement. C’est cet art de l’ajustement à des situations toujours particulières qui le caractérise et en signe aussi l’invisibilité ou la discrétion.

2. LE CARE COMME SAVOIR-FAIRE DISCRET
Un travail attentionné, quand il est bien fait, ne se voit pas ! Sa réussite dépend en grande partie de sa discrétion, c’est-à-dire de l’effacement de ses traces. Les savoir faire discrets s’incarnent dans une posture psychologique souvent perçue par les bénéficiaires en termes de gentillesse, de douceur, d’empathie, qualités associées à la féminité ou au maternel. Celui qui en bénéficie ne sait pas ce qu’il en a coûté à la personne qui a produit le service et d’autant que celle-ci a anticipé sur ses besoins et y a généralement répondu sans qu’il ait eu à les exprimer. Par exemple, pour une infirmière de bloc opératoire, « servir le chirurgien » consiste à lui passer les instruments de sorte qu’il se fatigue et se déconcentre le moins possible : en anticipant sur ses besoins, en lui passant l’instrument adéquat avant qu’il ne le demande. De même la secrétaire attentive aux besoins de son patron, filtre les appels qui le dérangeraient, prépare à l’avance les bons dossiers, sait garder ses « secrets » ou endurer ses humeurs quand il est stressé par un projet ou une réunion importante.

Dans toutes les situations qui viennent d’être brièvement évoquées, le care désigne le travail de service bien fait, au sens où celui-ci ne se résume jamais à une bonne expertise technique, il implique toujours ce « supplément » du care, qui rend la relation de dépendance supportable et le service réellement efficace – car le chirurgien ou le patron sont dépendants de l’infirmière ou de la secrétaire. Leur autonomie est une fiction, étayée sur le travail d’appui et d’anticipation qui leur est fourni. On touche là une des complexités de la prise en compte du care, au croisement entre rapports sociaux de sexe, de classe et de race, où les hommes, les classes privilégiés, les Blancs dominent et exploitent les personnes qui réalisent le travail de care à leur service, tandis qu’ils en sont matériellement dépendants : leur confort autant que leur efficacité dépend de la qualité du travail de care.

On s’habitue très bien à être servi, sans doute parce que c’est renouer avec le « care primordial » qui nous fut délivré enfant. Nous avons tous été servi sans avoir rien à demander par une mère, une sœur, une grand-mère, une bonne, presque toujours par des femmes. Il existe un fantasme d’un « care sans sujet », inépuisable, et n’attendant nulle gratitude, un fantasme magistralement mis en scène dans le film de Cocteau La Belle et la Bête où les serviteurs sont, par enchantement, réduits à leur organe fonction : bras candélabres, mains verseuses de carafe. Ce fantasme est l’une des clés psychologiques de « l’indifférence des privilégiés » que décrit Joan Tronto ( [1993], 2009). « J’ai l’employée domestique parfaite », disait une femme dans une enquête que j’ai réalisé avec des employeuses féministes françaises de femme de ménage : « elle est transparente, elle remet tout à l’identique ». Manière de dire qu’après son passage, ne restait que la propreté, sans la marque de sa présence singulière. « Je voudrais, disait-elle encore, que tout soit fait comme je veux, mais sans avoir à le demander » (Molinier, 2009).

3. LE CARE COMME SALE BOULOT
Dans les métiers du care qui impliquent un contact avec les humeurs corporelles et les pathologies de l’esprit, la dimension du sale boulot (dirty work, au sens d’Everett Hughes, 1956) est explicitement présente, en particulier dans les tâches réservées aux aides soignantes (vider les bocaux d’urine, nettoyer le vomi et les excréments, etc.) ou encore dans les activités de contention de la violence en psychiatrie (Molinier, Gaignard, 2007). Le sale boulot et le travail de care se recouvrent conceptuellement sur le versant de la relation avec le corps et la mort. De plus s’occuper des autres n’est pas forcément agréable. Sans doute est-il, par exemple, particulièrement désagréable quand on est policier ou soignant, d’avoir à annoncer un décès à une famille. Sans doute n’est-il pas rare que des personnes au moment de devoir faire ce genre d’annonce s’évaporent dans la nature, laissant ce soin à des collègues moins promptes à disparaître. Il faut pourtant bien que quelqu’un le fasse. Ce sera celui qui ne peut pas ne pas. La plupart du temps, celui-ci n’est pas plus attentionné que les autres, ni au contraire plus indifférent et blindé : il est juste présent, ce qui peut vouloir dire qu’il n’a pas pu s’absenter. Les acteurs ou les actrices du care n’ont rien d’exceptionnel, pour paraphraser le titre d’un article de Patricia Paperman (2005), ils ne sont pas des héros, ils sont ambivalents, défensifs, tiraillés par des contradictions, des conflits entre leur intérêt propre et celui des autres.

L’ensemble du sale boulot, incluant les activités de soin, pose la question de ce qu’il est nécessaire de faire et qui ne peut être évité sans graves désordres dans la société du fait que nous sommes des corps (avec cette double condition : vivant ou mort). Les corps ne peuvent rester sans aliments ou dénudés ou souillés d’excréments, les cadavres ne peuvent joncher les rues, nos déchets ne peuvent s’amonceler indéfiniment… quelqu’un doit s’en occuper. Le sale boulot, en ce sens, c’est ce qu’on voudrait s’éviter, ce à quoi on ne voudrait pas penser mais qui relève, comme le care, directement de l’ordre des besoins vitaux. Hughes insiste beaucoup sur la dimension de l’oubli : on délègue le sale boulot, puis on l’oublie, comme on délègue le care et on l’oublie. La ségrégation, le tabou social, le déni collectif sont des étayages sociaux qui permettent le clivage psychologique et sa fonction protectrice de la santé mentale.

4. LE CARE COMME TRAVAIL INESTIMABLE
Ce qui surprend, en écoutant les travailleuses du care, est que leur investissement dans le travail se maintient pourtant, en dépit d’une faible reconnaissance sociale, aussi longtemps que leur travail conserve un sens pour elles (Galerand, Kergoat, 2008). Ghislaine Doniol, dans un article consacré à « l’engagement paradoxal des aides à domicile face aux situations repoussantes » (Doniol, 2009), montre que certaines d’entre elles accordent une valeur particulière et un surcroît de sens à ces situations où elles interviennent auprès de personnes très abîmées vivant dans la puanteur et les immondices, car elles sont conscientes de leur indispensabilité. Leur travail devient alors inestimable, au sens que Jean Oury donne à ce terme (Oury, 2008). Le travail de care est inestimable, car il ne se mesure pas, notamment par les méthodes de la gestion : comment mesurer un sourire, une présence ? Et sa valeur n’a pas de prix, ce qui pose dans des termes très complexes la question de sa rémunération : pourquoi ce qui vaut le plus est-il payé le moins ? C’est dire aussi que, pour les aides à domicile, le sens du travail pourrait primer non seulement sur la reconnaissance sociale mais aussi sur la gratitude (assez aléatoire chez ce genre de « client »), ce qui est en contradiction avec beaucoup d’idées reçues à propos de la reconnaissance comme aiguillon de la motivation au travail.

À vrai dire, la reconnaissance du travail, pour avoir une valeur structurante de la santé mentale, doit porter sur un travail qui a du sens et une valeur pour la personne qui le fait. La valeur du travail – au sens éthique du terme, non utilitariste– n’est pas principalement conférée de l’extérieur par les autres. Elle dépend avant tout de ce qui est important pour nous, en fonction d’un tissu d’expériences qui ne se réduisent pas à celles du travail salarié. À l’inverse, être reconnu pour un travail que l’on méprise ou que l’on estime mal fait peut s’avérer dangereux pour la santé mentale. Au niveau interpersonnel, c’est l’admiration et le respect réciproques qui scellent la dimension éthique de la reconnaissance. Tandis qu’au niveau organisationnel, la reconnaissance du travail s’inscrit matériellement sous la forme des moyens qui sont accordés pour le faire avec soin, ce qui implique au préalable un débat sur le travail avec les personnes qui le font (Molinier, 2010). Parce que cet espace délibératif fait largement défaut dans la plupart des organisations (Ribault, 2010), le déni de reconnaissance est une forme majeure de souffrance dans le travail. Il est banal de ne pas être reconnu pour ce qu’on fait, mais le déni de reconnaissance désigne des pratiques qui s’attaquent au sens du travail, par exemple en réduisant celui-ci à la mesure du nombre de chemises repassées par l’aide à domicile (Ribault, op cit). Le care « empêché », compte tenu de l’ambivalence des sentiments mobilisés par la relation d’aide, peut se dégrader dans la jouissance du pouvoir exercé sur la personne dépendante ou dans la violence (j’ajoute, et c’est important, qu’il convient de s’étonner, au vu des organisations du travail, que cela n’arrive pas plus souvent).

5. LE CARE COMME RÉCIT ÉTHIQUE
Je continuerai cette analyse en m’appuyant sur le matériel recueilli dans une enquête réalisée en 2009 en Colombie auprès d’un groupe de femmes de ménage membres d’une association de femmes cheffes de famille (cabeza de familia). Alors que le groupe s’efforce, depuis une heure environ, de mettre des mots et des expériences sur ce que signifie faire le ménage chez les autres, Miriam, une femme d’une cinquantaine d’année, mère de cinq enfants, commence son récit de la façon suivante. « Mon fils a quatre enfants, dit-elle, enfin…. (elle s’anime). Je dis quatre, mais il y en a deux, franchement, sa bonne femme les lui a faits dans le dos. Je vous assure, il n’y a pas d’autres explications. Regardez ! dit-elle avec véhémence, prenant le groupe à témoin et se désignant elle-même d’un geste de la main (Miriam a un visage qui suggère des origines métisses noires, indiennes et blanches). Vous voyez bien, nous autres dans la famille, on est moreno ! C’est ça qu’on est, et bien, il y en a une des petites, elle est noire comme du charbon, alors ça, ce n’est pas possible, ça n’existe pas chez nous, et l’autre, c’est tout à l’inverse, elle est blonde aux yeux bleus, alors ça non plus. Cette salope, elle lui a fait ces deux mômes-là dans le dos… »

Dans la suite de son récit, Miriam raconte que la belle fille fait appel à elle régulièrement quand le jeune couple a trop de problèmes d’argent et ne peut pas nourrir ses enfants. Nous apprenons aussi que l’une des filles de Miriam qui « s’en est bien sorti » refuse de donner de l’argent à sa mère, bien que celle-ci continue d’élever seule – et dans la misère– plusieurs autres enfants, parce que cette fille pense que sa mère va encore s’en servir pour aider la « salope » que son frère a épousé. « Mais moi, dit Miriam, d’accord, je pense qu’Ana Mitchell et Dina Luz ne sont pas de mon fils, mais elles ont faim comme les autres, qu’est-ce que je fais ? » (souligné par moi)

Bien que Miriam utilise toutes les insultes à sa disposition pour exprimer le peu d’estime qu’elle a pour sa belle fille, néanmoins, elle l’aide. Ce qui a produit, pour moi, le même effet de surprise que lorsqu’une autre femme, Marlène, après avoir exprimé dans le détail les motifs de la rancune qu’elle éprouve encore vis-à-vis de sa mère pour l’avoir placée comme petite bonne dès l’âge de 12 ans, en arrive à expliquer qu’elle doit cumuler deux emplois car elle aide financièrement ses parents.

Marlène et Miriam ne font appel ni au devoir, ni à l’amour pour justifier ce qu’elles font, simplement, à nouveau, elles ne peuvent pas ne pas. Ni l’une ni l’autre n’en font une vertu morale, car il est clair qu’elles s’en passeraient bien. Nourrir leurs petites filles ou leurs vieux parents est une préoccupation envahissante, parce qu’elles sont pauvres et pleines de ressentiment. Bien que le récit de care, dans les deux cas, soit enkysté dans la rancune et les invectives, ce n’est pas la rancune qui l’emporte au moment de venir en aide. Marlène et Miriam éprouvent des sentiments très mitigés à l’égard de ceux dont elles s’occupent, mais elles s’en préoccupent néanmoins beaucoup. Il faut que Miriam mette en scène tout le drame familial et les relations qui le tissent, entre le fils trop faible, la belle fille présumée salope, la sœur fâchée, sa propre ambivalence et les enfants qui ont faim tous de la même façon, pour qu’on comprenne ce qui la tourmente. Quelle est la place du travail d’employée domestique dans ce récit ? Même ce travail-là serait devenu inaccessible car elle serait jugée trop vieille par les employeurs. « Une femme qui a plus de 30 ans ne vaut rien dans ce pays », dit-elle en larmes. Aussi, le récit de Miriam n’est-il pas une digression en dehors du thème qui occupe le groupe. L’évocation des angoisses générées par le travail salarié, en l’occurrence par la difficulté d’en trouver, ne peut être dissociée de celle des angoisses liées au care domestique. Pour Miriam ou Marlène, les besoins prioritaires de leurs proches –à commencer par celui de manger à leur faim– sont toujours susceptibles de n’être pas satisfaits. Quand on sollicite leur parole sur le travail, ces femmes isolées expriment en premier chef l’angoisse que génère leur responsabilité vis-à-vis de ceux qui dépendent d’elles : l’angoisse de devoir toujours recommencer à chercher du travail, des ressources, des combines, et la hantise de ne pas y arriver. Dans le même ordre d’idées, au début de l’investigation, durant le tour de table, d’autres femme se présenteront en commençant par évoquer d’abord des accidents arrivés chez elles pendant qu’elles étaient au travail – un enfant tombé (sans mal) d’un second étage, un autre ayant brûlé ses petits frères avec un fer à repasser – avant de parler du contenu du travail. L’enchevêtrement récurrent des motifs liés au travail salarié de ménage avec ceux liés au travail domestique, tout comme la comparaison systématique entre les relations familiales et professionnelles (les secondes apparaissant parfois moins dures et plus justes que les premières) remet en question l’idée qu’il existerait pour ces femmes deux sphères psychologiques autonomes, étanches ou clivées, « travail » et « vie personnelle ».

CONCLUSION
L’imbrication entre les sphères affectives et professionnelles chez les employées domestiques opère comme une loupe grossissante sur la subjectivité de toutes les pourvoyeuses de care. On retrouve l’expression de difficultés inhérentes à la confusion des registres et à l’attachement chez les secrétaires (Pinto, 1990), les auxiliaires de crèche (Sadock, 2003), les nourrices (Hochschild, 2004) et les infirmières (Molinier, 2010). Ceci invite à ne pas considérer les attachements comme un ailleurs du travail, une transgression ou une erreur de jugement mais comme de véritables risques du métier dans la plupart des activités féminisées du care.

L’imbrication de l’affectif et du professionnel requiert, pour être saisie, une rupture avec les théories conventionnelles qui considèrent l’amour et le travail comme des sphères suffisamment distinctes pour être étudiées séparément dans des champs distincts : par exemple, la psychanalyse d’un côté, la psychologie du travail, de l’autre.

Par ailleurs, comment dé-gendériser le care sans perdre de vue que, concrètement, ce sont des femmes qui réalisent la plupart des activités de care ? représentations normatives de la féminité et de la maternité comme oblativité pèsent d’un poids culturel qui risque toujours de museler les voix de certaines femmes subalternes. Les femmes qui sont en mesure d’exalter les joies de la maternité, en effet, sont celles qui bénéficient de sécurité économique et d’aide et ne vivent pas quotidiennement les tourments de l’angoisse du lendemain. En déplaçant les termes du problème, en remplaçant, par exemple, « maternité » par « travail de care domestique », on ouvre une porte à une pluralité d’expériences féminines qui, sans cela, ont peu d’écho dans la société et aucune traduction positive au niveau politique. Plus souvent pâtissent-elles, comme un accablement supplémentaire, d’être la cible de représentations péjoratives psychologisantes, par exemple celles qui accusent les mères isolées d’être responsables de tous les maux juvéniles (délinquance, drogue, manque d’éducation, grossesse précoce) et cherchent à les punir (retrait des allocations familiales et actuellement en France, peines de prison).

Ainsi que le souligne Sandra Laugier, face aux conceptions dominantes d’un sujet moral strictement pensé du côté de la raison, la définition d’un sujet sensible est un enjeu de la réflexion sur l’éthique du care (Laugier, 2005). Cette sensibilité, au lieu d’être définie en référence au couple « féminité/sensibilité » vs (en deçà de) « masculinité/rationalité », peut être définie éthiquement à partir de « ce qui compte », a de « l’importance » pour les sujets. Par défaut d’en passer par une analyse des récits du care et de l’enchevêtrement de leurs motifs, on ne peut accéder à « la forme de vie » des pourvoyeuses du care professionnel ou domestique. L’attention portée à ce qui compte transforme la vision stéréotypée du care comme expression de l’amour féminin (des mères, des familles, voire des soignantes) ou son renversement stigmatisant dans la mauvaise réputation (celle des mères isolées, des soignantes maltraitantes…) pour s’intéresser à des visions morales particulières où le souci des autres s’exprime dans des activités concrètes plus ou moins agréables sollicitant des sentiments ou des affects qui peuvent être pénibles, contradictoires, ambivalents et teintés de défenses. La perspective du care offre ainsi une nouvelle voie pour interroger certaines catégories psychologisantes comme les mères sacrificielles, les mères omnipotentes, les mères castratrices…

Les activités de care occupent une place centrale dans nos existences, nous en avons dépendu enfant, nous en dépendons encore à plus d’un titre – par exemple le ménage de la maison et le soins aux enfants et aux vieillards doivent être confiés pour pouvoir partir « au travail »–, et nous en dépendrons certainement à la fin de notre vie. L’étude et la prise en compte de ces soubassements de la vie quotidienne, des conditions du maintien de la vie nue autant que de la vie bonne permettrait de nous extirper de clivages théoriques et pratiques mortifères – corps/esprit, privé/public, amour/travail, etc.–, réservant aux subalternes pour l’oublier aussitôt ce qui nous fonde comme être psychosociaux. La prise en compte de la parole des pourvoyeuses de care permet de s’extirper des évidences morales hors sol qui tentent de fixer ce qui est « bien » et ce qui est « mal » dans un monde d’idées abstraites, sans considération pour les visions morales complexes de celles qui maintiennent tous les « philosophes » qui « refont le monde » en possibilité de le faire sans souci du quotidien, de leurs corps, de leurs besoins et de leurs fragilité [2]

Notes
[1] Dans un entretien avec Joséphine Nohra, à paraître aux Éditions Campagne Première.
[2]Merci à Lise Gaignard pour ses relectures attentives.

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