A propos de deux recherches-actions (Renault et aides-soignantes) Une intervention d’Yves Bongiorno (CGT) à l’EHESS

, par Yves Bongiorno

Pour une émancipation des travailleurs, mettre en commun les connaissances de chercheurs et de syndicalistes peut construire de nouveaux savoirs, malgré des statuts très différents. Cela amène à mettre en lumière et développer le pouvoir d’agir individuel et collectif. Le 2 mars 2017, à l’EHESS, Yves Bongiorno, ancien ouvrier de l’automobile et responsable travail-santé à la fédération CGT de la métallurgie, présentait deux expériences syndicales.

Par cette intervention, je partagerais avec vous, la recherche action sur Renault et ce que nous faisons actuellement avec des aides à domicile. La recherche action Renault commence à dater (2009-2011) mais elle trouve son prolongement avec le travail que nous avons engagé avec les aides à domicile.

Dans la même période que cette recherche action Renault, la confédération a mis en place une structure intitulée « Travail et émancipation », permettant une mise en commun de connaissances de chercheurs de différentes sciences et de connaissances syndicales dans le but de construire de nouveaux savoirs. Ce que nous avons engagé avec les aides à domicile est directement issue de cette structure « Travail et émancipation »

Je voudrais préciser un obstacle à franchir sur la grande différence de statut entre le chercheur et l’organisation syndicale principalement la CGT. J’illustrais cela par une image.

Le chercheur à quelqu’un qui est sur une moto, ou une mobylette, il peut prendre les virages comme il veut, accélérer, ralentir, freiner… Une organisation syndicale comme la CGT avec presque 700 000 adhérents, c’est un poids lourd, même un gros poids lourd comme les camions trains d’Australie. Un poids lourd avec une grande inertie, tout est plus long, d’autant plus que la CGT contrairement à l’image qu’on lui donne, n’est absolument pas pyramidale. C’est lié à sa construction historique. La CGT est née par le bas. C’était des structures très différentes, les unes horizontales telle que les bourses du travail, les autres, verticales telles que les fédérations, avec une histoire et des pratiques très différente qui se sont unies tout en gardant une certaine autonomie. Il peut y avoir, ici ou là quelques petites pyramides mais globalement ce fonctionnement non pyramidal est resté. Cela à l’avantage de trouver dans la CGT, la diversité du monde du travail. Je dis souvent pour imager notre fonctionnement « on ne se trompe pas tous en même temps » Notre fonctionnement nous oblige à travailler les convergences et les convictions entre nous. Cela demande du temps.

D’autre part, en tant que syndicalistes, nous avons un parti-pris, celui de la défense des travailleurs. Nous ne demandons pas aux chercheurs d’avoir ce même parti-pris mais de ne pas l’oublier. Parfois, le fait qu’ils n’aient pas de parti-pris peut nous être utile pour appréhender le réel.

Un autre obstacle à noter, c’est le fait que l’activité syndicale, n’est pas un fleuve tranquille, des calendriers s’imposent à nous telle que les plans sociaux, les restructurations. Cela a été le cas sur Renault et avec les aides à domicile.

La décision d’engager, une recherche action sur Renault vient du changement survenu avec la privatisation du groupe. Je détaille un peu, pour bien comprendre l’origine de ces motivations.

Pour résumer la période du groupe nationalisé, il suffit de citer la philosophie développée par le PDG du Renault, Pierre Dreyfus : après avoir financé la modernisation de l’entreprise, le solde était partagé entre les salariés et l’actionnaire qu’était l’Etat. La CGT majoritaire était l’interlocuteur privilégié dans un climat de conciliation et participait pleinement à cette redistribution des profits. Ce principe avait conduit Renault à être un moteur de progrès social pour le pays.

En 1990, Renault change de statut, mis en bourse pour être ensuite privatisé en 1996. Faire adhérer le personnel à la culture du profit devient le leitmotiv de l’entreprise. Pour y arriver il fallait modifier le rapport de force. Je vous livre une citation de Louis Schweitzer, ex PDG, tirée de son livre « Mes années Renault » qui illustre assez bien la stratégie patronale à l’encontre de la CGT : « l’une des stratégies de la politique sociale de Renault a consisté à constituer une alliance de tous les syndicats non cégétistes dans le but de reprendre le contrôle des instances jusqu’alors dirigées par la CGT. Cette politique a été mise en œuvre par Michel PRADERIE, l’ancien directeur de cabinet de Jean AUROUX. »

La CGT a cumulé les conséquences de cette stratégie avec les conséquences d’une modification de la sociologie du groupe. A la fin des années 80, les ouvriers représentaient environ 67% des effectifs, les cadres 5% et les ETAM 28% ; actuellement, les ouvriers représentent moins de 29% des effectifs, les cadres plus de 32 % et le reste pour les ETAM. En quelques années, la CGT perd tous les secrétariats au C.E., sauf celui de Renault Sport, justement sur les questions du travail bien fait. Elle perd également pratiquement tous les secrétariats au CHSCT.

Dans le même temps que l’affaiblissement de la CGT, on assiste à de profondes réorganisations structurelles : réduction de la ligne hiérarchique, instauration de la relation dite de clients/fournisseurs entre chaque unité. Le 1er accord « de compétitivité » de 2013 suivi par celui de 2017, instituent tous les 3 ou 4 ans, la possible délocalisation. Les salariés sont placés dans une « incertitude économique récurrente ». La question du maintien de l’emploi, prend le pas sur le contenu du travail. Le « benchmark » est érigé en dogme.

Les salaires sont individualisés, le recours à l’intérim et à la prestation a littéralement explosé. En parallèle de ces évolutions, intervient une réorganisation du temps de travail, la suppression des temps de repas, la réduction des temps de pause, entraînant la réduction de lieu d’échanges entre salariés, mettant à mal les collectifs de travail.

Pour faire passer ces réorganisations, les droits individuels et collectifs sont réduits : les 3 heures d’information syndicales (par an) permettant de réunir collectivement les salariés sur le lieu et temps de travail sont supprimées. On réduit considérablement les possibilités d’utilisation et le nombre d’heures de délégations des élus, celui des délégués du personnel est divisé par deux. Ces droits sont supprimés suite à un accord signé par les autres organisations syndicale en échanges de moyens au sommet du groupe.

Les conséquences sur la santé sont immédiates : dégradation des conditions de travail pour toutes les catégories de travailleurs, explosion des TMS (troubles musculo squelettiques), des risques psychosociaux.

La CGT, qui n’a plus les moyens d’intervention institutionnelle, dénonce ces situations dégradées par les choix de la direction. En face, la direction à grand renfort de médias, d’experts, et de tableurs Excel explique la rationalité et l’efficacité de ses décisions. C’est un affrontement syndicat/Direction dans lequel les salariés restent spectateurs. Bien que cette dénonciation soit de qualité, elle était bien souvent globalisante et se focalisait sur le nécessaire changement de stratégie de l’entreprise sans préciser le détail des étapes pour y arriver. Par exemple au Renault Le Mans, la CGT réunissait 1400 salariés sur le thème de la souffrance au travail, mais après cette belle journée la dégradation continuait.

L’effet déclencheur de cette prise de conscience d’impuissance a été la vague de suicides à Renault Guyancourt, les bureaux d’études du groupe. C’est comme cela qu’est décidé d’enclencher une recherche action pour en sortir d’une situation de dégradation continue.

L’animation de cette recherche action s’est faite en parité chercheurs et syndicalistes : pour les chercheurs, Philippe Davezies (enseignant-chercheur en médecine et santé au travail), François Daniellou (professeur d’ergonomie à l’École Nationale Supérieure de Cognitique), Jacques Duraffourg (professeur associé en ergologie), remplacé à son décès par Karine Chassaing (enseignante chercheuse en ergonomie). Pour les syndicalistes, Fabien Gache (délégué central CGT du groupe Renault), Serge Dufour (ex-animateur confédéral travail santé devenu responsable du pôle expertise CHSCT du cabinet Emergences)., et moi-même : à l’époque, j’animais l’activité travail-santé de la fédération de la métallurgie. Un appui technique très important a été apporté par Julien Lusson du cabinet Emergences, qui a permis la mise en place d’un blog pour les échanges pendant la recherche action.

Les participants à la recherche-action ont été mobilisés sur la base du volontariat sur l’ensemble des sites du groupe, en prenant soin que les directions syndicales de ces sites soient impliquées. L’un des objectifs était que les travaux de cette recherche-action soient intégrés à l’activité « normale » des syndicats. Le dispositif déployé a impliqué au départ 9 établissements, de Renault SAS et le réseau commercial, et 38 militants au total. Au final, 5 syndicats sont allés jusqu’au bout des 4 ans, avec 27 militants et 10 chantiers.

Nous nous retrouvions tous les deux ou trois mois en séminaire de 2 à 3 jours. La feuille de route du premier séminaire pour le séminaire suivant est de déterminer et de valider avec le syndicat un « chantier » de travail. La prescription faite aux militants est d’identifier une problématique et un secteur, et de rapporter des informations sur ce qui conduit à choisir ce chantier, l’histoire et le contexte.

Le second séminaire vise à faire le point sur la constitution et l’avancée des chantiers, et à approfondir la démarche de la recherche-action. A chaque séminaire, les participants partaient avec une nouvelle feuille de route construite collectivement et ainsi de suite.

La première étape a été de sortir d’une pratique qui consiste d’aller voir les travailleurs pour leur expliquer, au lieu d’aller voir et comprendre. La co-animation avec les chercheurs a permis de franchir cette étape. Philippe Davezies, Jacques Durrafourg, François Danielou ont permis de mettre les militants en situation d’aller voir au plus près pour essayer de comprendre le réel. Cela n’a pas été facile pour tout le monde.

La première étape franchie, les découvertes sont considérables. Je cite Jean-Michel Henri : « Quand on s’apprête à interroger les gens sur leur travail, on s’attend à ce qu’ils nous répondent qu’ils ne sont pas heureux. On se dit qu’en dix minutes, on aura fait le tour. C’est tout le contraire. Quand ils décrivent leur travail, ils sont intarissables. Ils racontent leur vie, le plaisir qu’ils ont et les difficultés, tous les travers [initiatives parfois interdites] qu’ils prennent pour faire un travail de qualité. Majoritairement, les gens aiment leur travail ».

Les militants de Renault le Mans en mettant en pratique cette expérience, ont revisité une situation où le CHSCT avait été en échec. Suite à un pétage de plomb d’un travailleur du service qualité, le CHSCT avait déclenché un droit d’alerte, fait une enquête classique. Le problème n’avait pas été résolu, le travailleur en question ayant pris un congé sabbatique d’un an. En y retournant dans le cadre de la recherche action, en permettant aux travailleurs du service qualité de parler de leur travail, le CHSCT a découvert les mécanismes du mal être. Ces salariés se sentent les garants de la qualité mais voilà, on leur demandait de faciliter le flux de production et de fermer les yeux sur certains défauts, cela les rendait malades.

C’est comme cela, chantier par chantier, que nous avons réfléchi pour une intervention efficace des travailleurs pour transformer le travail. Cela a permis au syndicat CGT du groupe Renault de se reconnecter sur la réalité du travail.

Je cite Fabien Gache qui résume les enseignements tirés de la recherche action :
« Nous savons qu’il y a un fossé entre le Travail prescrit et le travail réel : au travail les gens ne font jamais ce qu’on leur demande de faire… et c’est pour ça que nous arrivons encore à concevoir et produire des voitures ».

Les salariés développent individuellement, pour l’essentiel, énormément de résistance pour malgré les obstacles grandissants, faire au mieux leur travail selon leurs propres critères de qualité. Mais la qualité de la production et des services s’oppose de plus en plus aux normes de gestion. Cette résistance individuelle des salariés se fait alors de plus en plus au détriment de leur santé.

La qualité du travail est donc un enjeu pour les salariés parce qu’elle est constitutive de la santé des salariés : Pouvoir bien faire son travail, c’est pouvoir s’émanciper, se reconnaître et être reconnu.

Autant d’éléments qui nous ont amené à réfléchir à une autre approche syndicale, une méthode d’action syndicale . Pour que le syndicat redevienne un outil de restauration du pouvoir d’agir …. A l’opposé d’un syndicalisme de service ! »
Cette recherche action Renault nous a permis de faire des progrès vers une plus grande efficacité de la démarche syndicale mais nous commencions à percevoir d’autres obstacles. C’est tout à fait normal, à chaque avancée, de nouveaux obstacles apparaissent, c’est signe que l’on bouge.

C’est là que vient notre travail auprès des aides à domicile qui met en lumière ces obstacles que Fabien sur Renault avait déjà commencer à percevoir. Au départ c’est une feuille de route du comité de pilotage « travail et émancipation ». Pour rappel, c’est un lieu de mise en commun de connaissances de chercheurs et de syndicalistes CGT.

Je vous en cite un extrait de cette feuille de route :
« La proposition serait de promouvoir des échanges en s’appuyant à une échelle régionale impliquant les organisations territoriales, les syndicats et les chercheurs. L’objectif serait dans ces échanges de tirer des enseignements des initiatives revendicatives qui touchent au travail, son organisation, ses conditions et son contenu mais qui ont une résonance limitée dans notre démarche syndicale. Il s’agit de mettre en rapport nos travaux et ce qui est déjà à l’œuvre dans les syndicats afin, pour les syndicalistes comme pour les chercheurs, d’enrichir les pratiques et la réflexion. »

Ce travail concernerait 3 régions. Le groupe d’animation est constitué de chercheurs et syndicalistes, je ne vous cite que ceux qui ont participé jusqu’au bout : Danièle Kergoat (sociologue, CNRS), Sylvain Vatan (économiste, CLERSE), Philippe Davezies (enseignant-chercheur en médecine et santé au travail, Université Lyon 1), Fabien Gache (délégué central CGT Renault), Marie-Claude Robin (ex secrétaire générale CGT de l’UD du 44) et moi même.

Nous avons choisi les aides à domicile en premier, en sachant que ce serait difficile. Pour commencer nous avons consacré plusieurs séances à faire le tour de la riche littérature et auditionné des chercheuses qui avaient travaillé sur question.
Le secteur a été marchandisé par la loi Borloo. Le nombre d’usagers devenus clients est en forte augmentation en raison du choix de développer l’ambulatoire dans les hôpitaux, le maintien au domicile des personnes en perte d’autonomie. Malheureusement, les budgets au mieux stagnent, au pire baissent. Les départements réduisent les temps d’intervention, certains ont 75 % des interventions réduites à 30 minutes. Des modes d’organisations venus de l’industrie se développent en ignorant tout l’aspect humain du métier. Pour ne pas avoir trop à payer ces aides à domicile, les départements donnent l’instruction de limiter les embauches aux faibles qualifications. Ces personnes non qualifiées se trouvent dans des situations où elles ont à prendre des initiatives de soins.

Je ne développerais pas plus sur cette situation en rapide dégradation, l’objet de notre travail est la démarche syndicale à déployer face à ces situations.
Nous avons auditionné à Lyon des syndicalistes CGT organisant les aides à domicile, c’est en Rhône Alpes que la CGT régionale a fait le plus grand effort pour développer la syndicalisation. Nous avons très vite perçu le poids de l’institutionnel et la difficulté de revisiter en profondeur le travail.

Dans un effort de déploiement, le débat sur le travail a bien eu lieu, avec des résultats en termes de syndicalisation, il en ressort un cahier de revendications. Mais ensuite l’activité consiste à défendre ce cahier dans les institutions de négociation sociale, ce qui est bien sûr nécessaire mais pas suffisant. Cet institutionnel prend le dessus avec une revendication devenu générale et une stagnation de la syndicalisation.
Nous avons organisé en janvier 2015 un séminaire avec des aides à domicile des trois régions visées : Rhône-Alpes, Pays de Loire et Nord. Nous avons abordé de nombreuse questions : la démarche syndicale, l’organisation à l’échelle d’une région tel que Rhône-Alpes, la problématique de genre.

Les débats ont été très riches pour décrire les situations de travail dégradées des aides à domicile. Comme pour l’audition de Lyon, nous avons fait le constat d’un poids de l’institutionnel absorbant toute l’activité syndicale et faisant obstacle à ce que la prise en main et la transformation au quotidien du travail en soit le centre.
Suite à cela, Philippe Davezies a proposé que nous mettions en route quelque chose qui ressemble à une recherche-action mais en plus léger, on pourrait appeler cela une expérimentation.

Nous avons établi une feuille de route pour cette expérimentation. Je vous en donne quelques extraits : « Premier étage : un travail d’enquête de terrain mené par des militantes volontaires auprès et avec les salariées afin d’analyser les enjeux du travail à domicile tels que les vivent les salariées, de dégager des problématiques communes, de renforcer les liens avec et entre les salariées et d’ouvrir de nouvelles perspectives d’action.

Deuxième étage : à l’occasion des cinq rassemblements à Paris, les animateurs syndicaux reprendront, avec les militantes, l’analyse du matériel que ces dernières auront collecté et développé sur le terrain. Ce va-et-vient entre le terrain et le dispositif d’accompagnement aura pour objectif le renforcement et le développement, pour le syndicat comme pour les salariées elles-mêmes, de la capacité à penser, débattre et agir sur le travail.

Troisième étage : l’analyse de la dynamique amorcée, de ses résultats, des obstacles et difficultés rencontrées ainsi que des potentialités à investir sera assurée par les trois animateurs avec les chercheurs participant au dispositif. Ensemble, ils assureront la préparation des rassemblements. A la demande, les chercheurs pourront intervenir en apport de connaissances sur des sujets précis comme par exemple les questions de genre, du travail… »

Sept aides à domiciles de deux régions (Rhône-Alpes et Pays de Loire) et deux responsables d’Union Locale ont été volontaires pour cette expérimentation, cela n’a pas été possible pour la 3ème région, Nord Pas de Calais.

La première feuille de route, nous l’avons construite avec les aides à domicile elles-mêmes. Collectivement nous avons interrogé pendant deux heures Laure G., du Mans, sur un dysfonctionnement qu’elle a rencontré. Elle s’était retrouvée un matin, sans les clés, devant la porte fermée d’une personne âgée, celle-ci tombée chez elle. Elle a expliqué tout ce qu’elle a déployé pour faire face à cet imprévu. Après un petit débat nous avons écrit ensemble la feuille de route. Je vous en lis quelques extraits.

« Vous aurez à interviewer quelques collègues aides à domicile sur ce que l’on peut appeler un incident, un dysfonctionnement, un travail qui leur a été prescrit et qu’elles ont été en difficulté à réaliser. Vous aurez à sortir de la position de plainte pour construire une situation d’affirmation, pour assurer un travail de qualité.
* Cet événement précis (concernant le travail ou l’articulation vie personnelle et vie de travail) doit être situé dans le temps, tel jour à telle heure : un conflit, là où on s’affronte à l’organisation du travail, qui pourrit la vie
* Demander comment elle a fait pour s’en sortir, les efforts, les ressources, les soutiens, les mobilisations qu’elle a dû déployer ?
* les conséquences de cet événement, (qualité du service, conflits, incohérence de l’organisation du travail, perturbation du travail après, dégradation du statut, effet sur la santé, comment on rentre chez soi, irritabilité, sommeil santé …. ? »

La première qui a réussi ce début d’enquête c’est Laure qui avait été elle-même interviewée. Elle a ramené un témoignage qu’elle a retranscrit sur une dizaine de pages dactylographiées. Une collègue avait vécu un dysfonctionnement terrible : elle se rendait dans une famille pour faire le ménage et préparer un repas. Elle trouve un homme avec des escarres, allongé dans ses excréments, sans draps. Elle n’avait que des gants pour faire le ménage. La maison vide de tout ustensile, le frigo également vide. Cette situation l’a traumatisée. Elle n’en avait jamais parlé à personne à part sa mère.

Une autre aide à domicile, nouvelle syndiqué, Nadège, a aussi réussi à passer cette étape. Elle a passé un dimanche chez une collègue pour l’interviewer. Celle-ci lui indiqué d’autres copines qui seraient intéressée pour être interviewées.

Toutes les participantes n’ont pas passé cette étape facilement, les plus anciennes ont du mal à sortir du rôle de collectrices de plainte pour collecter la parole sur le travail. Il faut dire à leur décharge que les travailleuses habituées à cette pratique les prennent aussi comme collectrices de plainte et leur délèguent la solution des problèmes. Pour résoudre certains problèmes cela peut marcher, mais absolument pas sur les grands choix imposés à la profession.

Nous avons pris du temps sur plusieurs séances pour permettre à toutes les participantes de pouvoir passer cette étape. A chaque séance chacune choisissait une enquête à présenter.

Dans les présentations nous avons remarqué que très vite dans le tour de table, on transforme les situations en revendications. Aller trop vite entre militantes empêche les travailleuses de construire elles-mêmes leurs revendications, d’être actrices.
Depuis plusieurs congrès confédéraux la CGT a fait le choix d’avoir des repères revendicatifs pouvant éclairer les travailleurs pour leur permettre de construire eux même leurs revendications. Mais dans la pratique on fait souvent à la place des travailleurs.

L’objet de ce premier travail n’est pas de faire à chaque fois ce type d’enquête, qui peut être lourd, mais c’est en arriver à une pratique permanence d’être sur écoute, sur une démarche d’enquête.

L’étape suivante, après ces enquêtes, était de passer de l’individuel au collectif. Une étape difficile qui est encore en cours. Nous avons élaboré cette feuille de route quelques extraits :
« Choisir une des enquêtes que nous avez réalisées,
Se remémorer les éléments problématiques, les transformations souhaitables exprimées lors de nos débats sur cette enquête. Ne les prendre que comme une anticipation.
(…) Organiser un débat ou des débats autour de cette enquête avec des aides à domicile non syndiquées et syndiquées….
(…) Inciter les participantes à évoquer des expériences du même type et la façon dont elles s’en sont débrouillées (afin d’envisager différentes facettes de la situation).
Des divergences apparaîtront sûrement, les prendre comme une richesse pour le débat et nécessaires pour la construction du métier.
Solliciter les participantes à rechercher les transformations souhaitables. Cela peut prendre la forme de pratiques qu’elles décideraient de mettre en œuvre, de revendications à faire aboutir etc.
Vous n’êtes pas neutres, vous pouvez aussi apporter des éclairages avec des connaissances que vous procure le fait que vous soyez syndiquées et présentes dans les institutions. »

Pour l’instant, la seule qui ait déjà réussi c’est Christine L. de Nantes, elle a été un peu poussée par les aides à domicile sur une préoccupation, celle de la mise en place de la télégestion, une sorte de pointage par téléphone.

Elle a organisé une réunion de 19h à 23h dans un Quick avec 20 aides à domicile sur un effectif de 24. La première partie de la réunion concernait la question de la télégestion, la deuxième partie sur les quatre enquêtes que Christine Lemée avait réalisées. Ces enquêtes faisaient ressortir une problématique de violence. Dans un débat intense, elle a mis en pratique ce que nous avons travaillé collectivement sur la démarche, elle nous en a exprimé ainsi l’efficacité : « Contrairement aux autres fois, j’avais peur que ça se termine en disant qu’est-ce que tu vas faire toi ? mais elles sont parties contentes avec des idées nouvelles et n’ont pas demandé à la fin ce que je comptais faire ». « Certaines auraient voulu que je fasse d’autres enquêtes ».

Cette expérience de Christine L. montre également, qu’une partie de la situation peut directement être réglée par le pouvoir d’agir des aides à domicile, une autre partie par la revendication qui délègue à d’autres la résolution des problèmes. Les deux coexistent mais souvent on peut oublier ce pouvoir d’agir, on va rapidement à la revendication.

Toutes les participantes n’ont pas encore réussi ce travail pour passer de l’individuel au collectif autrement que le passage délégataire par l’institutionnel.

L’activité syndicale n’est pas un long fleuve tranquille. Les aides à domicile du Mans, dont Laure, ont eu à faire face au rachat de leur association par un financier qui remet en cause tous leurs droits. Cela a perturbé sérieusement leur participation au travail que nous avons engagé.

Pour résumer et conclure :

Avec la recherche action Renault nous avons mis en avant ces découvertes, de mon point de vue : aller voir et comprendre le travail avant d’expliquer, en inversant la pratique délégataire.

Il y a une différence entre ce que l’on demande aux travailleurs et ce qu’ils font, ils interviennent en permanence pour faire du bon travail, ils y mettent leur intelligence mais aussi leur humanité. S’ils n’intervenaient pas, il n’y aurait rien qui fonctionnerait.
Majoritairement, ils aiment leur travail.

Dans le pouvoir d’agir qu’ils exercent, ils visent un monde (comme dit Philippe Davezies), ils donnent un sens à leur travail, sa destination.

Cette première perception transforme déjà notre pratique syndicale, elle permet de faire entrer le réel du travail dans les réunions, les négociations, de faire le lien entre le micro du travail et les macros des choix économiques.

Avec ce que nous avons fait avec les aides à domicile, nous voyons que nous avons d’autres obstacles à franchir. Il ne suffit pas d’engager une seule démarche enquête, cela doit devenir une attitude permanente dans l’activité syndicale sans se laisser aspirer par la nécessité d’une intervention institutionnelle. Ne pas aller trop vite, laisser le temps aux travailleurs pour qu’ils élaborent leurs revendications, cela ne veut pas dire que nous sommes neutres en tant que syndicalistes, nous avons des repères revendicatifs à mettre en débat. Dans le passage de l’individuel au collectif dans le débat entre travailleurs, ne pas oublier qu’ils ont un pouvoir d’agir immédiat, la revendication ne vient qu’après.

Il est plus facile d’avancer sur la démarche dans une structure de base de la CGT si les autres structures environnante, Union Locale, Union Départementale, fédération vont dans le même sens sans que ce soit bien sûr au même rythme. Il nous reste encore à travailler l’articulation de cette démarche mettant en lumière et déployant le pouvoir d’agir individuel et collectif des travailleurs, avec une intervention délégataire nécessaire mais pas suffisante, dans l’institutionnel (les instances de représentation).