Travail et écologie : réunion plénière du 16/10/2019 Un compte-rendu des interventions et débats

, par Alexis Cukier

Après six interventions liminaires (Alexis Cukier, Marie-Anne Dujarier, Didier Aubé, Serge Le Quéau, Marianne Cerf Annie Thebaud-Mony), la première séance plénière de l’atelier Travail et Ecologie a été particulièrement riche.

Alexis Cukier, philosophie, animateur des Ateliers Travail et Démocratie

Présentation de la note problématique de cet atelier : Le point de départ c’est l’idée que la rencontre entre syndicalistes, chercheurs, écologistes et travailleurs est un enjeu, mais trop peu porté.

Du côté des syndicalistes, des alliances nouvelles : la plate-forme emploi-climat, etc. Des mobilisations communes. Localement, des enjeux importants, par exemple à l’ONF, mais très loin des coopérations nécessaires.

Du côté écologiste, la question de la transformation démocratique du travail est rarement posée, plutôt la fin du travail. Pourtant, la question de la transformation du travail est un enjeu pour l’écologie, et la transformation écologique est un enjeu pour les travailleurs, comme le montre l’exemple des processus énergétiques.

D’un autre côté, la question écologique est centrale dans les préoccupations des travailleurs.euses puisque les questions de souffrance au travail, de la revendication des moyens, d la RTT… sont des questions écologiques à part entière.
Parmi ces premiers constats, il y a la question spécifique de la définition des concepts, et aussi les formes de la transformation des évolutions du travail.

3 axes :
 Identifier les enquêtes, les expérimentations, les analyses théoriques qui prennent pour objet spécifiquement les analyses écologiques du travail

 Questionner le rapport entre syndicalisme et militantisme écologique pour examiner les points de blocage et les avancées

 Travailler plus particulièrement sur le point prospectif : comment l’écologie pourrait mieux intégrer le travail réel, et comment le travail peut interroger l’écologie.

Un projet de recherche sur travail et nature est en cours de lancement. L’idée est de mettre en œuvre la philosophie sociale pour analyser les rapports entre travail, nature et capitalisme, en partant de l’analyse empirique de cas divers. Des expérimentations démocratiques, qui impliquent une transformation des manières de produire. Proposition : clarifier les normes des institutions qui perturbent les écosystèmes. C’est la logique du travail qui peut enclencher une transformation écologique de la société.

Des auteurs marxistes ont travaillé sur que changer au marxisme pour répondre aux changements écologiques nécessaires. Quand on parle de la question du travail chez Marx, du procès de travail, on dit que c’est ce qui règle le métabolisme du l’homme et de la nature. Mais le concept de travail vivant dit qu’une forme de travail sert l’écoconstruction donc la vie, une autre sert l’éco-destruction donc la mort. La critique s’arrime donc au concept de travail vivant.

De la même façon, l’exploitation du travail et de la nature, c’est au fond l’exploitation de la reproduction sociale, la lutte des classes.

Des théories nous disent que l’enjeu, ce n’était pas le contrôle des ressources naturelles mais la sauvegarde de l’écosystème nécessaire à la vie. En France, le capitalisme est militaire, et on sait maintenant que c’est un des émetteurs les plus importants de CO2. Ça invite à redéfinir le concept de travail.

Marie-Anne Dujarier, sociologue du travail

Je ne suis pas une spécialiste de l’écologie. Mais une question : comment se fait-il qu’en 2018 la question écologique devient une question sociale partagée, alors que ça fait 150 ans que plusieurs auteurs disent que ça va mal ?

L’hypothèse de l’effondrement nous parle de la fin d’un monde, qui est celui que nous connaissons depuis 150 ans, fondé sur le couple travail – consommation, né de la fin de l’autoproduction. On est dans une société où plus personne ne consomme ce qu’il produit, et inversement, ce qui oblige à travailler pour consommer et consommer pour travailler. C’est ce qui est mis au banc des accusés par l’écologie aujourd’hui. Alors que le travail était devenu une valeur – depuis le 18ème siècle – elle est vraiment questionnée aujourd’hui. Est-ce que ce n’est pas le pire des ennemis actuels, puisqu’il fabrique un monde invivable, à échéance plus ou moins longue ?

Nous sommes dans un monde qui produit énormément de biens de consommation et et de services, y compris destructifs : les armes nucléaires, les armes de guerre, etc. Ce n’est pas nouveau, mais l’échelle est inédite.

Dit autrement, alors que pendant longtemps – depuis l’automatisation – on a peur de la fin du travail, là, on passe au débat sur le travail de la fin. Quel serait le travail de la fin de ce monde ? qu’est-ce qu’il faudrait faire ?

On pourrait partir du film An 01 de Gébé. C’est un film très soixante-huitard, qui dit « on arrête les conneries, on arrête tout et on réfléchit, on parle ». Dans ce film, il y a un truc un peu autogéré, et puis des gens disent, ‘faut peut-être continuer à produire des choses : de l’information, de l’eau, etc.’ » Et au fond, la question est là : qu’est-ce qu’il faudrait continuer à produire ou pas ?

Je propose un détour : comment penser la question du travail ? Sachant que ce mot est un mot indigène mais aussi un concept. En tant que sociologue, c’est plus les catégories de pensée qui m’intéressent que le concept. Les sciences, historiquement, qui se sont emparées ce mot de là, ont toutes chacune à leur manière, conceptualisé de façon différente. Moi ce qui m’intéresse, ce sont les usages sociaux de ce mot.

Aujourd’hui, nous pensons avec ce mot qui recouvre trois grandes significations :
 La peine qu’on se donne pour faire quelque chose : c’est le travail réel des ergonomes. Ce sens a émergé au 11ème siècle.
 Le produit de cette action, son utilité. C’est un sens donné au 16ème.
 plus récemment, un quasi-synonyme d’emploi avec le travail salarié.

Ces trois significations sont incommensurables entre elles. Cela crée des quiproquos, par exemple dans le débat entre Méda et Dejours où ils ne parlaient en fait pas de la même chose. Les usages sociaux qui défendent le travail aujourd’hui ce sont essentiellement les institutions dominantes : OCDE, UE, OIT, Macron, etc. avec le « Future of work ». Elles l’emploient pour en faire une valeur. Et puis il y a le point de vue critique, qui dénonce les activités productives utiles qui ne sont pas rémunérées ; c’est le mouvement féministe, essentiellement avec le travail domestique, ce qui a été développé par Maud Simonet avec le travail gratuit, et que les marxistes ont repris, et ce que j’ai travaillé avec le digital labor.

Vous l’aurez compris, la catégorie de pensée « travail » me semble trop grossière. Il me semble intéressant de déplier le mot : soit activité, soit production, soit emploi, pour penser les agencements possibles des usages du mot.

Aujourd’hui, ces trois significations du mot travail sont en rapport, il y a un rapport de forces entre elles, et c’est le 3ème sens (l’emploi) qui détermine les deux autres.
Dans une pensée écologiste, il s’agirait de renverser ça. Qu’est-ce qu’il serait utile de produire ou de réparer ? Dans un monde démocratique, on pourrait le dire, mais ce n’est pas le cas, on n’y est pas. C’est : qui a la main sur les utilités ?

L’emploi, ce n’est pas forcément le salariat. Pour moi, l’emploi est à repenser. Partir des utilités pour repenser les formes d’emploi supposerait un rapport de force contre ceux qui ont intérêt à maintenir le travail comme emploi, pour nous qui soutenons les autres sens du mot.

Ce rapport de forces est entre nous, mais aussi je crois en nous. Il n’est pas certain que tous ici aient envie de renoncer à la consommation des biens et des servies, ou soient convaincus de transformer la répartition des richesses en fonction des utilités.
Le travail écologique existe, ce n’est en général pas un emploi. Dire que ce travail-là serait désormais prioritaire, changerait beaucoup de choses dans les rapports de classe ou de genre.

Finalement, ce sur quoi je réfléchis, c’est qu’on est obligé de repartir des utilités, et de séparer les significations d’activité et d’emploi. Il y a plusieurs scénarios possibles devant nous :

 plus de la même chose qu’aujourd’hui, la survie du capitalisme. On est ici entre tension entre des scénarios cataclysmiques et des scénarios, qu’on voit développés à Hollywood, qui dessinent un post-humain tout puissant équipé d’électronique qui pourrait survivre à une planète dévastée.
- sortir des institutions. C’est un mouvement porté par des mouvements plus gauchistes, ou bobos, qui est de dire : on en sort et on fait de l’autoproduction entre nous (cf. Zad, film « demain », survivalisme, Lordon…). On est dans l’entre-soi non politique où ceux qui ont du capital social peuvent y arriver, c’est un scénario égoïste.

 transformer l’institution travail ? Soit en désobéissant, soit en négociant, soit en instaurant un rapport de forces en poussant à ne pas penser travail, mais à penser plutôt avec les trois significations de ce mot - activité / production / emploi pour changer. J’ai conscience que c’est une provocation...

Didier Aubé, Solidaires :

On m’a demandé une présentation au pied-levé de la plate-forme emplois-climat, dont les premiers travaux réalisés en 2016 sont sortis en 2017. La plate-forme était issue d’organisations déçues des mobilisations climat de 2015, qui regroupaient environ 140 organisations et s’étaient bornées à essayer d’échafauder des mobilisations mais n’avaient pas pu réfléchir collectivement sur des modalités et des revendications sur de questions autour de l’écologie. Du fait du rapport entre monde du travail et monde de l’écologie, marqué par de grosses tensions.

On a été plusieurs à se retrouver en 2016, pour voir comment on pourrait faire pour avancer sur ces questions. Je vais citer les plus impliquées dans la construction du rapport : Attac, RAC, FSU, Solidaires, Collectif Roosevelt, Conf paysanne. Il y en avait d’autres.

On est partis d’un certain nombre de constats côté social : le chômage de masse et la remise en cause généralisée des droits sociaux ; et de l’autre côté, la crise écologique, qui s’étend. Et du côté des dégâts écologiques qui sont en œuvre, comment on peut agir, avoir une réflexion là-dessus ? En gros, il s’agissait de se dire : la question n’est plus de savoir s’il faut lancer le chantier de la transformation écologique mais comment et à quelle vitesse ? Pour être compris, il faut que les enjeux de la justice climatique et de la justice sociale soient croisés : quels effets sur l’emploi ? comment sécuriser les parcours et les revenus ? comment produire et financer ? quels emplois climat ?

On a travaillé un premier rapport qui, pour l’instant, est le seul et l’unique. Qui en gros repose sur 3 piliers : la création d’emplois ; la reconversion des secteurs polluants ; le financement de la transition. Pour voir comment on peut arriver à crédibiliser l’idée d’une transformation écologique de la société.

On s’est appuyé sur un certain nombre d’études déjà faites. Notamment sur cette question d’une bascule vers une transition écologique, et quelles conséquences cela aurait pour les emplois dans une production donnée. Il y a eu plusieurs études sur le sujet. On a utilisé celle de BIZI dans le Pays Basque Nord et celle dirigée par Jean Gadrey dans le Nord. Elles prennent un bassin d’emploi pour se projeter dans les créations et les suppressions d’emplois. Toutes les études qu’on a pu voir montrent que c’est très positif en termes d’emploi.

A partir de là, on construit notre propre analyse, en disant qu’il ne faut pas se cantonner aux secteurs directement concernés par l’écologie : transport, énergie, habitat. Mais aller dans les secteurs divers de la société : éduction, fonction publique, culture, recherche, développement… A partir de là, et on s’est fait aider d’économistes, on s’est attachés à essayer de voir le nombre d’emplois qui pourraient être créés dans ces secteurs sur ces projections. On a demandé à Philippe Quirion ; il a repris la méthode pour évaluer en emplois le scénario Negawatts : il en sort des chiffres en créations et suppressions des emplois. Parce qu’il y aura aussi des suppressions : par exemple dans le secteur du nucléaire ; dans le transport si on supprime plus de fret ; etc. On est arrivés au final à un nombre d’emplois positif, d’un million d’emplois sur 5 ans. Le rapport complet est sur le site.

2ème point important : insister uniquement sur l’effet créateur net de la transition écologique ne suffit pas à lever l’idée que c’est possible et il faut y aller. L’idée était de dire, un des éléments importants de cette transitions telle qu’on peut l’envisager est qu’il ne doit pas y avoir de chômeurs et de chômeuses climatiques. Donc la question est celle des salariés impactés directement par la transformation des emplois. Donc comment on fait pour accompagner ces travailleurs et travailleuses pour leur permettre de changer d’activité, tout en respectant leur expérience et savoir-faire, et comment on peut réutiliser pour eux-mêmes cette expérience.
Remettre sur la table la question du type d’emplois, en lien avec la transformation écologique de la société.

Dernier point : le financement. Des sources de financement existent et sont importantes et elles permettent de couvrir ce besoin de 105 milliards par an que ça peut représenter. On a évalué les choses par rapport à l’évasion fiscale, etc. Ce sont des pistes issues du rapport, mais qui donnaient une bonne crédibilité à la possibilité d’aller vers la transition. Ce qui était le but de ce rapport.

Serge Le Quéau, porte-parle de l’US Solidaires régionale de Bretagne

Je vais parler de la lutte de Triskalia qui concerne des salariés gravement intoxiqués par cette coopérative agricole. La coopérative avait considéré qu’il fallait distiller des pesticides au lieu de le confiner. Les céréales étaient ventilées nuit et jour pour rester à température, et à un moment donné ils ont considéré que le coût de l’électricité était trop cher, ils ont coupé les ventilateurs et utilisé les pesticides stockés. Cela a donné une contamination de 300 000 tonnes de céréales, vendues aux paysans pour nourrir les élevages – et on a vu au sein de ces élevages apparaître de graves maladies.

Et ces aliments se sont retrouvés dans les assiettes des consommateurs.
Triskalia c’est la plus grosse entreprise agro-alimentaire de Bretagne. Un véritable Etat dans l’Etat. Ça remonte, dans l’histoire, d’une entreprise créée au début du 20ème siècle, par un très riche conseiller politique de Pétain pendant la guerre. Il a créé une grosse coopérative, puis le Crédit mutuel de Bretagne puis Groupama. Donc une pieuvre, dont la presse locale dépend à 70% ! Il finance aussi les partis politiques, et demande en retour sur les investitures ! Quand un préfet de région arrive en Bretagne, la première personne qu’il rencontre est le président de Triskalia.
Dans le groupe, un seul syndicat, la Cfdt. Elle fait de la cogestion, pour ne pas dire de la collaboration. Quand il y a eu un accident, Denis Kessler disait que les risques devaient être partagés entre le capital et le travail, et comme le capital doit accepter le risque financier, les travailleurs doivent accepter leur part de risque, qui est y compris de perdre leur vie. Les travailleurs intoxiqués, syndiqués Cfdt, ont demandé à leur organisation syndicale de se mobiliser, ce qu’elle a refusé au nom de la défense de l’emploi. En leur disant en gros, « pas de chance, tant pis pour vous ». Ils se sont donc retournés vers Solidaires.

Ils ne savaient pas qui était vraiment leur patron. Je leur ai proposé de faire une démarche des représentants Cfdt du CESE de Bretagne, en sachant qu’ils étaient en position de les défendre : pourtant ces représentants ont refusé. Du coup, j’ai expliqué que nous n’avions pas vraiment la capacité à les défendre vraiment, sauf en travaillant en réseau. Comme Attac a réussi à le faire. Donc j’ai dit, si vous êtes d’accord qu’on surmédiatise votre affaire, on y va, mais attention, c’est très lourd. Ces salariés intoxiqués sont atteints de la maladie MCS, c’est une hypersensibilité aux produits chimiques et c’est grave, ça développe des cancers, et c’est irréversible.
Tout ça pour dire qu’on a proposé de mettre nos réseaux en branle, comme Attac. En mettant en synergie le savoir-faire des militants et le savoir des travailleurs, et aidés de l’association Henri Pézerat, etc. Pour une expertise juridique et scientifique solide.

Le directeur de Nutrea, une filiale de Triskalia, avait accepté de négocier, pour éviter des nuisances à leur image. Mais la direction du groupe a mis son veto, pensant que c’était du bluff de la part de Solidaires. Finalement, en travaillant avec le cabinet Tessonnière et l’association Générations Futures (François Vieillerette), on a préparé un solide dossier de presse ; on a rendu publique l’affaire dans les locaux de Solidaires à Paris, et non en Bretagne. Par les réseaux de journalistes amis, on a vraiment monté une belle opération. Elise Lucet a tenu à ce que le sujet soit relayé. Il a aussi été relayé par Attac, Solidaires et Générations futures.

Par la suite, une fois le scandale rendu visible, on a créé un comité de soutien très large, avec un grand nombre d’organisations, syndicales, associatives et écologistes. Et après, des collectifs se sont créés, et on a eu un relais médiatique dès le début. Avec des journalistes exceptionnels, et souvent des femmes d’ailleurs, qui ont informé. L’émission Interception a eu un retentissement extraordinaire. Avec des auditeurs qui ont soutenu le comité de soutien. Et un film « Les sentinelles », fait par le fils de Henri Pézerat, Pierre Pézerat. Plein de procès, reconnus en accidents du travail, et un grand nombre de victoires judiciaires. Une fois obtenue la satisfaction devant les tribunaux, on a obtenu une commission sénatoriale et la loi Labbé…

Dernière chose : sur le conseil de José Bové et de militants de la Confédération paysanne, vu que l’Etat français cherchait à étouffer le scandale, nous nous sommes adressés à la commission santé de la direction de la sécurité alimentaire de la commission européenne. On a obtenu un premier audit, puis un second dont le rapport va sortir bientôt. D’ailleurs, on va à nouveau être auditionnés par la nouvelle commission. Finalement, tout ça a fait que d’un problème dans une entreprise, les salariés victimes ont fait considérablement bouger les lignes.

Marianne Cerf, ergonome, INRA

Je suis ergonome à l’INRA. J’essaie de comprendre ce que ça fait aux paysans de passer d’un système avec pesticides à un système sans. Parce qu’on dit transition écologique, mais qu’est-ce que ça veut dire pour les personnes qui vont avoir à faire le travail ? Car les agriculteurs ont tout un tas de moyens aujourd’hui pour contrôler les mauvaises maladies et le développement de leur culture. C’est un métier soumis à l’aléa. Et on leur ajoute un nouvel aléa : plus de pesticides. Du moins une diminution forte, c’est ce qu’on leur demande. Alors finalement, quand on parle de reconversion professionnelle, ça exige quoi du travailleur ? Il faut reconfigurer toute la façon dont on voit l’écosystème. Pour ne pas perdre sa récolte, il faut avoir anticipé bien avant ce que vous allez faire pour vous assurer que les maladies ne vont pas arriver et pour avoir un effet tel que plus de revenus pourront en être retirés. Car certains marchés vont dire, si vous avez tant de toxines dans votre blé ou dans votre maïs, etc., on n’en voudra pas.

C’est ce qui explique le refus d’un grand nombre d’y aller. Même s’ils savent que pour leur santé, les pesticides ne sont pas bons – mais il y a une omerta sur cette question. Malgré la pression sociale qui existe aujourd’hui, dans tout ce qu’ils entendent, beaucoup hésitent.

A côté de ça, il est intéressant de voir que des agriculteurs se sont lancés. Des gens sont insérés dans les réseaux de la confédération paysanne, de l’agriculture durable de Bretagne, etc. Avec la volonté de ne pas dépendre des coopératives, de certains marchés de masse. Ceux-ci trouvent un plaisir à jouer avec cette incertitude. Cela veut dire se projeter sur des périodes très longues, en termes de successions de cultures à mettre dans son champ. Être très souples, donc. Très adaptatifs. Cela veut dire aussi inventer de nouvelles formes de travail, et faire avec un monde qui est relativement variable, incertain. Essayer de maintenir la reproduction du milieu dans lequel on vit tout en évitant des choses comme le développement des charbons ou de mauvaises herbes problématiques.

Donc, on leur enlève des moyens. Ce sera pareil demain pour les chercheurs si on dit ‘demain, plus d’avions ! ». Donc on leur demande des choses, aux agriculteurs, qu’on ne demande pas à beaucoup de gens !

Ça prend du temps pour recaler les choses. Ça prend du temps parce qu’on est regardé par ses voisins aussi. L’agriculture est un des secteurs les plus ouverts au regard des autres. Cela veut dire aussi changer les valeurs qu’on accorde au beau travail. C’est quoi un beau champ ? J’ai ce souvenir d’un agriculteur à qui on avait dit « ça ne coule pas » avec la moissonneuse, et qui avait répondu, « et bien ce n’est pas grave vu que j’ai gagné en revenus ».

Enfin, ce n’est pas seulement les agriculteurs qui ont besoin de se reconfigurer, mais tout l’appareil autour. Les coopératives bien sûr. Mais vu l’échec de la réduction des phytos, d’ailleurs sous l’impulsion de France Nature Environnement (FNE), le ministère a décidé de séparer la vente et le conseil. Car les coopératives peuvent faire les deux, donc elles sont soupçonnées de vendre au lieu de faire du conseil qui serait favorable à la santé. Mais cela se fait dans un contexte où on ne sait rien des compétences des agriculteurs à donner un conseil sur la manière de changer de façon systémique, de faire un conseil efficace pour réduire leur usage de phytos. Vu la manière dont les décrets et ordonnances sont en train de se faire, je crains qu’on n’aille pas plus loin dans la réduction des pesticides.

On avait mis en place des dispositifs pour discuter de ce que c’est que la formation. Permettre d’accompagner les gens. Le constat qu’on avait fait, c’était que finalement, ils sont pris dans une spirale. Ils ont perdu l’habitude d’aller observer les champs, et ils ont perdu les compétences de diagnostic de situations. Or en agroécologie, il faut que chaque conseiller soit capable de s’adapter à la variabilité dans l’accompagnement des agriculteurs. Donc comment on le réoutille pour ça ? Comment lui faire prendre conscience de comment il peut se décaler ? C’est ce qu’on a essayé de faire dans la structure d’accompagnement. Mais ça va aussi à l’encontre de la profession agricole à la tête de cette structure, des professionnels pas vraiment partants pour faire évoluer ces métiers-là. Il y a des verrouillages dans ces processus de transition.

On voit bien que les coopératives ne sont pas prêtes. Par exemple, pour éviter les pucerons et pathogènes, il faut favoriser des cycles de cultures, donc faire de la diversification, mais les coopératives n’y sont pas prêtes. Maintenir un système résilient, cela suppose de diversifier. Mais qui va acheter : les coopératives, mais elles-mêmes ne veulent pas…

Annie Thébaud-Mony  

J’étais cette après-midi au CHSCT de la petite enfance de la mairie de Paris par rapport aux conséquences du plomb de Notre-Dame. Je représentais l’association Henri Pézerat, qui s’est construite sur l’expérience d’Henri, qui était toxicochimiste et très investi dans les collectifs sur la santé environnementale sous l’angle du risque toxique, on est amené à mutualiser des travaux et on est sollicités, et on l’est beaucoup dans cette histoire de Notre-Dame.

Quand l’incendie s’est déclaré il y a eu l’équivalent de 4 fois les émissions de plomb en France, tombé sur Paris. La réaction des autorités a été de nier le problème. Jusqu’au moment où elles ont fini par être rattrapées. Ce qui veut dire qu’il y a eu une pollution extensive, notamment sous le panache, du 5ème au 7ème arrondissement. Au départ, on a été plusieurs associations à lancer l’alerte. On en a discuté parce qu’au niveau du collectif Henri Pézerat, on a très vite pris contact avec la CGT. Un collectif s’est constitué avec l’UD CGT et des syndicats CGT de l’Hôtel-Dieu, de la Préfecture de police, de la petite enfance, de la SNCF, le collectif nettoyage… Parce qu’en fait, la question du travail est totalement percutée par cette affaire : car il y a beaucoup de gens qui travaillent, et qui n’avaient absolument pas conscience qu’ils se retrouvaient à travailler dans des zones contaminées qui tombaient sous le coup du code de santé.

L’ARS a nié totalement, ça ne nous a pas aidés. Progressivement les CHST ont pris la mesure du danger. Notamment celui de la petite enfance. Aujourd’hui, il a voté une délib’ pour une expertise CHSCT ; la réunion a été terrible car en face, et l’administration de la mairie, et l’élu président du CHSCT refusent d’admettre que les choses n’ont pas été faites. Non seulement au moment même, mais actuellement dans les crèches, la contamination a été très mal mesurée et des crèches sont passées au travers jusqu’en septembre. Et quand ça a été mesuré, on a vu que les enfants ont joué dans des cours où les taux étaient 500 à 800 fois la valeur limite d’exposition !

Donc les personnels, les éducatrices, les ATEP qui font le nettoyage, ont pris conscience au fur et à mesure qu’on ne leur donnait pas les informations pour savoir s’il fallait ou non protéger, etc. Et tout d’un coup, on met des surchaussures aux parents ! Mais les gamins, certains marchent, mais ils mettent les surchaussures dans le casier avec le doudou ! L’activité de travail a été totalement en dehors de toute réflexion sur ce qui s’est passé. C’est ce qui se passe à l’Hôtel-Dieu, à la Préfecture, chez les pompiers, il y a une prise de conscience que l’activité de travail se fait en milieu contaminé !

Ce n’est pas simple parce qu’en face, le discours est faussement rassurant.
Au mois d’août, on a fait des communiqués de presse, avec les syndicats, pour dire : il faut confiner Notre-Dame, car chaque fois qu’il y a du vent ça recontamine à cause de la poussière. Deux, il faut des cartographies bien construites, notamment classe après classe dans les établissements scolaires pour savoir si la pollution évolue, et renouvelées régulièrement. On veut aussi un centre de suivi pour les personnes qui ont été exposées, avec un suivi clinique approprié, avec examen usuel, mais pas seulement, il faut aussi un suivi psychologique car les gens sont inquiets, et un suivi sur la durée. Mais ces revendications sont inaudibles pour les gens qui nous gouvernent.

Ça fait écho complètement avec ce qui vient de se passer à Rouen. Point important : on n’a pas réussi à avoir de contact avec ce qu’il se passe sur le chantier. On a des échos sur ce qui s’y passe, ça se passe mal, car il y a une hostilité ouverte à l’égard de ce que prescrit l’inspectrice du travail. C’est parce qu’elle a menacé de faire elle-même un arrêt, que le Préfet a accepté de suspendre et de mettre des protections individuelles – mais sans protections collectives. Et le leitmotiv c’est « il faut reconstruire en 5 ans ! » et le chantier a été repris en dépit du bon sens. Les travailleurs sont des sous-traitants de la DRAC – en attendant que l’établissement public soit dirigé par un général ! Mais en fait, il n’y a pas d’interlocuteurs syndicaux. Des camarades ont déposé des tracts. Mais en fait on n’arrive pas à aborder les travailleurs, et manifestement il y a des consignes très strictes de ne pas parler de ce qui se passe à l’intérieur.

A Rouen, on est dans une situation du même type. Malgré l’odeur, le fait que ce soit un site Seveso haut, qui fabrique des additifs de lubrifiants à base d’hydrocarbures en tous genres, le préfet et l’ARS ont dit la même chose : ce n’est pas grave, il n’y a pas de risque aigu. C’est le même processus qui se met en place, mais avec un collectif Cgt santé travail très bien organisé, avec des sections syndicales de plein de boîtes, et une intersyndicale est en train de se mettre en place à laquelle on participe.

Mais il y a eu des refus de droit de retrait, car le Préfet a dit que ce n’était pas grave : ils ont été menacés de licenciement. On est dans une situation où au niveau des droits des travailleurs en matière de protection de la santé, c’est impressionnant de voir à quel point les autorités publiques les plus officielles affichent le fait que maintenant ces règlementations sont très gênantes. Le Préfet avait élargi les autorisations en bénéficiant des autorisations préfectorales.

Discussion

Alexis Cukier : Christine Poupin s’excuse, elle fait la proposition d’une réunion du collectif sur Lubrizol.

Yves Bongiorno  : Les travailleurs sont des sentinelles environnementales. Ces problèmes, ça n’arrive à la population qu’après. Souvent on s’en inquiète quand c’est bcp trop tard. Quand on met la loupe sur la santé des salariés, on protège toute la population. C’est pour ça que c’est une chape de plomb. Car le travailleur est une sentinelle. Dans une fonderie, on s’inquiétait des vapeurs de zinc pour les jardins alentour, pas à l’intérieur.

Benoit Borrits : Je ne pas un grand écologiste, un petit. J’entends parler du zéro déchet, c’est pas mal. Si on pousse la logique jusqu’au bout, la conséquence économique de ce paradigme, c’est le secteur agro-alimentaire qui tombe ; et puis grosso modo les transports. Donc ce sont des emplois en moins mais certainement du travail en plus dans la sphère domestique. Je vais m’intéresser au dossier « 1 million d’emplois ». C’est rassurant, mais si on intègre ce paradigme, est-ce qu’on est sur la notion d’1 million ? Au final, il y a bien un déplacement travail – emploi vers la sphère domestique. Il faut tenir compte du rapport entre économie et sociologie.

Olivier Frachon, syndicaliste Energie : Je trouve intéressant, l’exemple des agriculteurs, car ça bouscule les représentations qu’on peut avoir. Finalement, on se dit pourquoi on ne va pas vers l’agro-paysannerie ? Finalement, dans l’agriculture, on retrouve beaucoup un bureau des méthodes, comme dans l’industrie. Donc, on ne passe pas d’un monde à l’autre simplement, et on ne peut pas stigmatiser les gens en considérant qu’ils n’ont rien compris. Il faut s’intéresser à l’humain.
Ça m’amène au nucléaire. J’ai été un partisan du nucléaire, aujourd’hui j’ai évolué. Mais il faut voir qu’on était les bâtisseurs, on a construit le parc français de centrales nucléaires. C’était un vrai défi à l’époque. Il fallait le faire en se réappropriant la sûreté, l’indépendance nationale, etc. On était aussi dans la continuation de l’entreprise qui a rebâti le pays après 1945. C’est tout cela dont on était porteurs. Aujourd’hui quand on va voir les gens, en disant « demain, plus de nucléaire » sans prendre en compte le sens du travail, ce que les gens y ont mis d’eux-mêmes pendant 40 ans… ? Il y a une forme de négation de leur humanité. Comment on le prend en compte ? Il y a dans la discussion un affect et de l’émotionnel qu’il faut prendre en compte. Pour eux, ils ont fait du bel ouvrage. Et puis derrière, il y a la culture de l’entreprise. Pour mes collègues, même plus jeunes, EDF ou RTE ce ne sont pas n’importe quelles boîtes ! Donc, si on prend en compte que les emplois vont se transformer, que le travail va se transformer, il faut tenir compte du fait que l’enjeu est aussi une transformation humaine.

Thomas Coutrot : En repartant du propos de Marie-Anne sur activité, production, emploi, et ce que disait Didier, je pense qu’on n’a pas pris le truc par le bon bout. Partir des enjeux macro, des scénarios macro, par le financement, la création d’emplois, etc., c’est intéressant, mais de là à ce que ça serve à créer des mobilisations, c’est là qu’on s’est planté ! On ne peut pas partir d’abstractions économiques pour faire évoluer les choses. C’est pour ça qu’on essaie de partir du travail réel. L’intervention des gens, ça touche les gens dans leur chair, les travailleurs, les riverains... Ça ne fait que commencer, je pense qu’avec Notre-Dame et Lubrizol, il va y avoir une crise politique dans cette affaire ! L’analyse de sang des pompiers, c’est Tchernobyl, ils ont été envoyés au casse-pipe ! Même si je ne pense pas que les autorités avaient vraiment conscience de ce qu’elles faisaient…

Tony
 : La crèche de la préfecture a fermé le lendemain matin !

Annie : La rétention d’information montre la conscience complète des enjeux. A la préfecture de police, ils ont fait du repérage de plomb dans toutes les pièces, mais pas ailleurs. Ils savaient très bien.

Thomas  : Alors c’est pire que je pensais. Mais voilà, ça tire des conséquences énormes. Ce que disait Olivier Frachon reboucle avec ce qu’on disait à propos de l’obligation de faire attention à la nature. Faire attention aussi à ces questions d’entraide, de coopération entre les paysans. L’expérience de l’ONF qu’on n’a pas pu entendre ce soir est aussi particulièrement intéressante. C’est souvent dans l’agriculture, dans l’industrie agro-alimentaire que l’on peut embarquer du monde. En plus, ça s’accélère, on le voit avec le bio.

Marianne  : oui, mais attention, ça dépend, les conversions à l’agroécologie s’accélèrent, mais cela ne veut pas dire que ce n’est pas dangereux. Le débat c’est aussi, ‘est-ce qu’on fait du bio conventionnel ?’ Et puis il ne faut pas se contenter de regarder la jolie face des choses, il y a d’autres faces.

Thomas  : Je voulais insister sur le fait que notre intérêt est d’être dans les expériences réelles. Ces drames industriels et les questions de transition agricole nous fournissent bcp de matières.

Marianne : Les organisations professionnelles agricoles on les retrouve à la tête des coopératives, etc. La FNSEA est dans le déni. Dans la discussion sur la séparation entre vente et conseil, ils font tout pour revenir en arrière. Mais les lois de 66 sur le développement agricole ont instauré la cogestion entre l’Etat et les organisations agricoles, et ça reste. Il y a quand même eu la période Le Foll qui a marqué une volonté d’aller de l’avant, mais ça passait au-dessus, à Matignon notamment.

Jean-Claude Mamet, Syndicollectif : Je voudrais revenir sur le désarroi des travailleurs du nucléaire, il me semble qu’on l’a connu avec l’accident d’AZF. Entre les populations toulousaines qui disaient : « plus jamais ça », et le syndicalisme qui avait tendance à nier le vécu. Peut-être Lubrizol, y a-t-il des phénomènes de ce genre. Il faut quand même que nous discutions du défi de la camarade sociologue (Marie-Anne Dujarier). Il me semble que tu assimiles travail et emploi en disant que finalement tout ça c’est la même chose et le travail est notre pire ennemi. On voit bien à travers les exemples que la distinction entre travail et emploi est absolument fondamentale ! Je ne pense pas, moi, que les autorités actuelles serinent, mettent en valeur le travail. Ça commence à venir chez Macron qui dit « il faut que le travail rapporte plus ». Mais c’est plutôt l’emploi qu’il a fallu préserver à tout prix, jusqu’à la casse du code du travail ! Des règles qui encadrent l’emploi ! Il faut tout faire pour l’emploi, mais en disant cela, on ne parlait pas du travail ! On commence maintenant à parler de la crise du travail, notamment dans le syndicalisme. Il me semble que cette distinction est fondamentale.
Sur le zéro déchet, avant, il y a ‘diminuer les déchets’, et ça c’est créateur d’emplois. On créerait beaucoup d’emplois s’il y avait une entreprise publique pour diminuer les déchets. Même chose pour l’agriculture : ce pourrait être créateur de bons emplois.

Tony : Je voulais revenir sur ce que disait Thomas et sur notre démarche. Evidemment, il faut repartir du travail réel, de la façon la plus micro possible. Mais en même temps la problématique à laquelle on est confronté, ce sont des positions professionnelles qui résistent, par leur histoire, des positions défensives ou culturelles, j’en sais rien, mais qui sont aussi organisées. Leurs représentants sont souvent sur les mêmes postures, et c’est pas si simple. On est confronté à ça quotidiennement. Il me semble qu’Annie voulait parler de ce scandale sur les mines d’or où l’arsenic remonte et a contaminé un certain nombre de mômes5. On a aussi des mobilisations pour rouvrir des mines de tungstène, qui posent un vrai problème aussi. Donc, on a ce problème culturel, et il y a la question de ces organisations pour faire vivre les travailleurs. Du coup, est-ce qu’il n’y a pas des choses à faire au niveau macro aujourd’hui ? Je vois dans certains coins des populations qui n’hésitent pas à aller voir l’agriculteur du coin si un produit leur gratte la gorge, ou s’il y a une bonbonne de gaz qui sert de détonateur. C’est donc les deux, macro et micro. C’est pas facile pour les travailleurs ou les collectifs concernés, mais je crois qu‘il y a besoin des deux.

Serge : Il y a des forces antagoniques qui s’affrontent en agriculture. Une des activités les plus lucratives ce sont les ventes de produits phytosanitaires. Allez voir le site Internet de Triskalia, il est plus vert qu’EELV ! Le Foll avant de partir a fait rédiger un communiqué par la FNSEA, c’était un scandale ! Hollande a raconté dans son livre, « Un président ne devrait pas dire cela » que c’est Xavier Belin qui a choisi le ministre de l’agriculture. En Bretagne, dans les actes, la Région finance, mais tout est sur les fermes-usines. Il y en a 100 dans la Région ! Cofinancées par la région, avec un engagement financier en cas de faillite. Donc il faut remettre les choses en perspective. Sur le terrain, il faut faire tomber le masque, car c’est eux qui rédigent les textes.

Alexis : Deux questions. Sur activité, travail, emploi, la question est qui décide de ce qui est du travail ? L’emploi c’est l’institution pour décider ce qui est du travail. Il faut montrer à partir du micro que dans le travail réel il y a des décisions sur ce qu’on veut faire ou pas. Mais une question macro aussi. Si on ne la pose pas, on n’arrivera jamais à traiter cette question si on n’a pas une option sur comment décider de ce qu’est le travail ou pas. Pour l’instant, c’est le marché, l’Etat et le capitalisme qui décident. Nous, on est semble-t-il d’accord pour dire ‘l’activité militante ce n’est pas du travail’. Moi je défends que c’est la logique des travailleurs. Mais quels sont les enjeux ? L’Etat a toujours laissé mourir les travailleurs, comme les réfugiés, etc. Donc, ceux qui nous disent qu’il va y avoir un Green New Deal avec un Etat social qui va tout sauver, moi je pense que non. Après, il y a une approche qui est de dire, ‘ce sont les consommateurs qui vont permettre de modifier ça’. Et bien non, les consommateurs sont loin, et puis pas sûr qu’ils soient les meilleures vigies, c’est pas vrai. Pareil pour les écoféministes. Donc la question c’est est-ce que s’inventent ici de nouvelles formes de travail, de corégulation, de rapports à la terre, ou bien est-ce tout sauf du travail ? Il me semble aussi qu’il faut entrer dans des expériences positives par rapport à ça. A partir de quelles logiques, et qui, on va prendre des décisions. Le capitalisme est prêt. L’armée est prête, ça fait 20 ans qu’elle se prépare. C’est un enjeu culturel aussi : soit le travail c’est la vie, soit le travail c’est le profit.

Muriel : Quand Macron parle du travail de plus en plus, ce n’est pas pour parler du travail réel, mais du travail hors d’emploi et pour favoriser l’émergence d’une société de tâcherons. Donc attention à la récupération de ces affaires. Autre chose, c’est la première fois que je viens assister au groupe : une conviction qui réunit tout le monde est que le travail est opérateur des transformations. Par exemple, il y a un débat sur la bio peut-elle nourrir tout le monde ? On peut difficilement mobiliser par le macro ; cela rassure et donne des modèles, mais c’est par le micro et les histoires qu’on peut avancer et se mobiliser. Se mettre à hauteur du travail, c’est dire : la bio peut nourrir tout le monde mais dans tel scénario et en faisant attention à certaines conditions. Donc on peut mobiliser sur le travail réel avec des scénarios prospectifs. Enfin, sur l’écoféminisme, les expériences c’est le contraire d’une théorisation, les expériences locales, le refus des dualismes nature /culture… Pendant des années c’étaient les poubelles de l’histoire et la stigmatisation des femmes, donc l’entrée micro et la théorisation ça va ensemble, mais l’entrée micro est très puissante, on est peut-être en train de parler de théorisations, on ne sait pas si demain on n’aura pas un courant théorique. Bref, je suis une défenseure convaincue du micro, mais il faut défendre micro-macro tout le temps.

Julien : Je suis de la FSU. Pour évoquer des difficultés syndicales, j’aime bien évoquer quelles sont parmi les mouvements écolos les réticences à parler des travailleurs. Ce qui ne veut pas dire que la prise de conscience du lien entre social et écologie n’avance pas, mais c’est sous l’angle des citoyens, etc., et pas de la question du travail. Y compris à Attac. Beaucoup de camarades syndicaux me disent que c’est super ce qu’on fait mais qu’ils n’iront pas manifester sur l’écologie en tant que syndicalistes mais en tant que citoyens. Sur la dimension culturelle, j’aime bien ce que fait Renaud Bécot. Une difficulté structurelle est que les questions environnementales se traitent au niveau des territoires, mais nous on s’est construit d’abord par l’interpro. Le poids n’est pas le même des structures territoriales. Le cas AZF, on le prend du point de vue de la boîte ou du secteur, c’est une difficulté. Enfin, [pour répondre à Marianne Cerf] on a dans l’université, des jeunes chercheurs qui s’interrogent sur le fait de prendre l’avion à partir de la question du sens du travail. Ça fait qu’à mon avis des choses peuvent bouger rapidement. Enfin, sur la question micro, dire que c’est par ça qu’on va avancer, les travaux de sociologie des mobilisations nous montrent que les motivations sont souvent plus diverses.
Travail – emploi, ça pose la question de l’allocation des ressources, en fonction de quels moyens, etc. Et je ne suis pas certains que ce soit juste les travailleurs, ou alors ça pose la question de la planification. Moi je ne sus pas pour balayer tout de suite la discussion autour du Green New Deal, il faut travailler les deux.

Annie : Je voulais revenir sur le parallèle AZF / Lubrizol. A Rouen, très vite il y a eu une discussion sur il faut faire disparaître cette boîte. Les militants qui sont sur les enjeux santé travail ont tout à fait conscience de ces enjeux, car le signifiant syndical ne joue plus. Aujourd’hui, dans ce CHSCT, il y avait des femmes enceintes, sensibles à la toxicité du plomb, et en face un déni incroyable. Au niveau syndical : Cfdt, CFTC, UNSA, elles ont réussi à ce que la délibération soit votée à l’unanimité, tant était fort le discours sur les gamins. (Le pouvoir était entre des mains masculines.) Ça se joue dans des moments de contradictions et de prises de conscience. Sur les mines d’Ariège, j’ai travaillé sur les expositions professionnelles avec Henri pendant les 15 ans d’exploitation de la mine. Il y a eu des cas d’exposition avec l’asbestose, etc. A la fermeture, ceux qui travaillaient étaient des migrants, qui sont évidemment partis. Les mineurs Cgt qui n’étaient plus au fond, mais plutôt contremaîtres, n’habitaient pas la vallée, où était la mine en altitude. Un technicien qui était resté dans la vallée, devenu le maire, a reconstruit sur l’agro-pastoralisme, un tourisme de randonnée de haute montagne, etc. avec progressivement des habitants qui sont revenus. Et qui se font traiter par les anciens travailleurs de la mine de néo-ruraux. Il y avait ceux qui étaient en faveur de la réouverture de la mine, dont la Cgt, et en face, les travailleurs de la vallée qui défendaient la légitimité de ce qu’on est en train de faire. C’étaient deux modèles qui s’affrontaient. Ces tensions sont très révélatrices des difficultés à penser les formes alternatives de travail, dans un contexte où les institutions, les structures sont pour poursuivre le modèle dominant. Donc, il faut très certainement travailler au niveau local pour comprendre le sens de ces alternatives. De ce qui s’exprime. Il faut interroger ce qu’on produit, que produire, par rapport à la société. Mais il est plus simple de faire une tribune comme celle qu’a fait l’historien Thomas Le Roux sur Lubrizol6, que de se coltiner ces contradictions.

Christine Castejon : je voudrais revenir sur ce que disait Olivier Frachon sur la question des affects. Je vais faire un aveu : quand on a fait l’étude sur le nucléaire il y a 20 ans, où tu étais Olivier parmi les commanditaires, je suis devenue anti à cette époque-là. Car j’ai vu l’obligation des gens de la centrale d’appeler les anciens pour régler un problème. A l’époque, on a fait remonter, mais c’était difficile à entendre pour des syndicalistes, difficile à dire pour nous, et ce n’est pas ça qui est ressorti de l’étude. J’ai compris que ça nous échappait ce qui se passait dans le nucléaire. A un certain âge, on se dit, on a eu plein d’engagements, on a fait des choses, on y a cru, mais est-ce qu’on s’est fait bananer, est-ce qu’on s’est planté ? C’est forcément difficile de se dire : on a fait ce qu’on nous a demandé de faire, et maintenant on nous le reproche. C’est totalement généralisable, à d’autres métiers, d’autres secteurs. Je trouve qu’on est aujourd’hui dans une période, qui est passionnante – tellement mieux que dans les années 80 ! On a besoin d’affronter y compris pour nous-mêmes, où on en est. Pas de donner des leçons ! Comment on apprécie nous-mêmes, l’erreur ou je ne sais pas quel mot mettre sur notre propre vécu ? Les jeunes générations, on peut comprendre qu’ils nous mettent des coups de pied. Il faut nous confronter à un bilan difficile à faire, et eux à un monde difficile à vivre, et on en est tous là. Moi, de ce point de vue, je suis très attachée au mot travail, comme activité. Le mot travail dit encore, et peut-être plus que jamais, la reconstruction, d’une certaine façon. Je n’éprouve pas le besoin d’en inventer un autre mais qu’on se le réapproprie. Canguilhem disait que le travail c’est faire la société belle. Je reprends ce mot. Il y a que ça à faire.

Emmanuel Dockès : Sur l’attention faite au concret, je trouve ça passionnant. L’intérêt porté aux situations concrètes est crucial. Attention, on vient plus de la problématique travail et on va plus vers la problématique environnementale. Les liens sont évidemment faciles, on a des exemples immédiatement convaincants. Attention, on a de vieilles craintes de gauche vis-à-vis des entrées globales, mais le réchauffement climatique c’est une entrée globale. Nos entrées globales ne sont pas moins concrètes. C’est donc plutôt un certain niveau d’abstraction qui est nocif. Deuxième chose, on a un affrontement amusant entre ces problématiques productivistes, et les thématiques de vie des personnes. Jusque dans les crèches, où les productions du service de crèche passent avant la santé des enfants ! C’est dingue ! Ces logiques productivistes qui nous gouvernent il faut y faire attention aussi quand on parle d’emplois. Typiquement, 1 million d’emplois pour le climat, ça me fait penser au badge du Medef « 1 million d’emplois pour la flexicurité ! ». Il faut intégrer la problématique de la division du travail qui est une pensée anti-productiviste. Intégrer la problématique de réduction et du partage du temps de travail.

Julien : Les échanges sont très riches, ils montrent l’intérêt de repasser par le micro. De ce point de vue, l’introduction d’Alexis me semble prématurée, on a besoin de se poser les questions collectivement avant de fixer les réponses. Néanmoins, il faudrait maintenant se caler sur quoi on veut atterrir. Je voulais aussi réagir à ce que disait Olivier Frachon sur la question nucléaire et sur l’enjeu de tenir compte du vécu et des affects des travailleurs, que je partage. Je travaille depuis un certain temps avec les militants d’EDF, notamment Cgt, il faut prendre au sérieux le fait qu’ils se considèrent, dans leur rapport au nucléaire, comme des écologistes par rapport au changement climatique et à l’enjeu de sortir des énergies fossiles. Ce sont les mêmes d’ailleurs qui défendent le projet Ecocombust à la centrale de Cordemais dont Alexis parlait en début de séance. Il y a un accord sur l’enjeu de se battre pour la réduction de la consommation énergétique, il me semble qu’il y a là quelque chose de rassembleur et à travailler. Au-delà, la question est comment on exploite cette réunion ? Il faut réfléchir aux moyens d’élargir la réflexion au-delà des cercles de chercheurs et militants convaincus.