L’individualisation du rapport au travail : un défi pour le syndicalisme Un article publié par l’Institut syndical européen (ETUI)

, par Philippe Davezies

Philippe Davezies tire ici les enseignements de plusieurs recherches-actions sur la contribution que peut apporter le syndicalisme pour reconstruire des capacités collectives d’expression et d’affirmation de l’autorité que confère l’expérience du travail.

La souffrance au travail n’est pas un phénomène nouveau. Mais, alors qu’elle était auparavant traditionnellement associée au travail ouvrier, ses manifestations se sont multipliées, sous des formes extrêmement individualisées, dans toutes les catégories professionnelles et dans tous les secteurs du monde du travail. Cette évolution témoigne de l’apparition, au sein des organisations du travail, de nouvelles contradictions qui génèrent de nouvelles difficultés, mais qui ouvrent aussi de nouvelles perspectives pour l’action. Dans les lignes qui suivent, nous envisagerons tout d’abord les transformations de l’organisation du travail et la façon dont elles induisent une individualisation du rapport au travail. Nous évoquerons, d’autre part, le fait que le salarié a d’autant plus de difficultés à exprimer les enjeux de son activité qu’il est plus isolé. Cela nous permettra de cerner les conséquences très négatives, au niveau individuel comme au niveau collectif, de la difficulté qu’éprouvent les salariés pour exprimer et défendre les normes et les valeurs qui sous-tendent leur engagement dans le travail. Nous terminerons avec les enseignements de plusieurs recherches-actions sur la contribution que peut apporter le syndicalisme pour reconstruire des capacités collectives d’expression et d’affirmation de l’autorité que confère l’expérience du travail.

1. Les transformations de l’organisation du travail

Parmi les traits les plus saillants des nouvelles modalités d’organisation du travail, aussi bien dans le secteur public que dans le secteur privé, nous soulignerons l’évolution vers le pilotage par l’aval, le désengagement des hiérarchies vis-à-vis des modalités concrètes d’exécution du travail et une intensification qui contribue très fortement à l’isolement des salariés.

L’évolution vers le pilotage par l’aval

A partir des années 70, l’arrivée à saturation des marchés de premier équipement de la population (automobile, électroménager, etc.) dans les pays occidentaux, a déplacé les ressorts de la performance. Celle-ci ne tient plus tant aux économies d’échelle que permettait la production de masse d’objets standardisés qu’à la capacité à s’adapter en permanence aux variations quantitatives et qualitatives de la demande.

Cela s’est traduit de façon très concrète pour les travailleurs. Entre 1984 et 2005, la proportion de salariés français déclarant que leur rythme de travail leur est imposé par une demande extérieure (clients, patients, usagers) exigeant une réponse immédiate est passée de 28,3 % à 53,2 % (DARES 2012). Et le phénomène a continué à progresser puisque, en 2010, il touchait 67 % des travailleurs de l’Union européenne (Eurofound 2010a). En quelques décennies, le monde du travail, y compris dans ses secteurs les plus industriels, a évolué vers des modalités d’organisation propres aux services. Or, travailler en position de service implique, dans la plupart des cas, une négociation et une coconstruction avec le demandeur. Il ne suffit plus simplement, comme dans tout travail, de résoudre les problèmes posés par tout un ensemble de particularités matérielles de la situation que la hiérarchie n’est pas en mesure de percevoir. La négociation avec le demandeur concerne les objectifs du travail : elle impose de faire face à une quantité de dilemmes éthiques qui ne sont pas pris en compte par les consignes. Une telle situation sollicite non seulement les capacités techniques des salariés, mais aussi leur sensibilité, leurs valeurs. Cela donne au travail un intérêt nouveau. Les travailleurs s’engagent parce qu’ils perçoivent la possibilité, plus importante qu’auparavant, de donner forme humaine à leur activité et d’apporter ainsi une contribution à la construction du monde commun.

Malheureusement, cette évolution potentiellement positive est contrecarrée par la montée en puissance de critères de gestion qui ignorent délibérément les enjeux subjectifs et sociaux de l’activité.

Eloignement du travail et montée des normes de gestion : le grand écart de la hiérarchie

Les transformations du travail ont eu de très profondes répercussions sur les fonctions de l’encadrement. Dans la mesure où la performance tient en grande partie à la capacité à s’adapter aux situations dans ce qu’elles présentent de diversité, de variabilité et de versatilité, il n’est plus possible de prescrire le travail dans le détail, il faut faire appel aux compétences, à l’initiative, à la responsabilité des salariés.

Nous avons assisté à un mouvement historique de désengagement des hiérarchies vis-à-vis des modalités concrètes d’exécution du travail. Les salariés ont découvert avec étonnement qu’ils pouvaient être encadrés par des chefs qui ne connaissaient pas leur travail. Là encore, le phénomène est massif : plus de 80 % des travailleurs européens déclarent qu’ils doivent résoudre par eux-mêmes des problèmes imprévus (Eurofound 2010b).

Le contrôle par la hiérarchie n’a pas pour autant disparu. Dans un contexte d’intensification du travail lié à la montée en puissance des exigences financières, il s’est même plutôt renforcé, et il a évolué vers des modalités beaucoup plus abstraites, à base d’indicateurs statistiques et comptables. Le processus de normalisation et de certification de la qualité n’a pas effacé cette tension. Le plus souvent conçues de l’extérieur, sans prise en compte des dynamiques réelles de l’activité, les normes de la certification qualité sont souvent apparues comme un retour de la prescription dans un but d’affichage vis-à-vis de l’extérieur, beaucoup plus que comme un moyen de résoudre les problèmes d’organisation du travail.

La situation impose donc d’affronter la tension entre les normes gestionnaires et normes de l’activité. Or, les mêmes évolutions - « serviciarisation » et pression croissante des critères de gestion - ont généré une individualisation du rapport au travail qui complique sérieusement cette confrontation.

L’individualisation du rapport au travail

Les dernières décennies ont été marquées par un processus d’intensification du travail qui influence la nature du travail. En effet, aux différents degrés d’intensité, on ne fait pas le même travail. C’est un phénomène connu depuis très longtemps par les ergonomes, mais dont chacun peut facilement faire l’expérience : plus la pression augmente, plus il est nécessaire de focaliser son activité sur les enjeux que l’on juge prioritaires et de relativiser des objectifs qui apparaissent secondaires. Résultat : pour la plupart des salarié(e)s, et à tous les niveaux hiérarchiques, travailler signifie trier, dans la masse de ce qui est à faire, entre ce que l’on va pouvoir prendre en charge et ce qu’il faudra laisser de côté.

Or, les dispositifs sociaux qui permettraient d’arbitrer collectivement les façons de trier ne se sont pas développés. Au contraire, les espaces de discussion se sont réduits sous l’effet de l’intensification du travail, de la multiplication des statuts, de l’individualisation des horaires… Chacun se débrouille donc comme il peut, en fonction de sa sensibilité, de ses compétences, de son histoire personnelle et professionnelle.

Dans ce contexte, l’activité des uns n’enrichit plus l’activité des autres. Au contraire, les différences deviennent des motifs de tension entre salariés. Les conflits interpersonnels se multiplient. En France, l’enquête SUMER du Ministère du travail indique que 22 % des salariés disent être confrontés, au moment de l’enquête, à un comportement hostile au travail (Arnaudo et al. 2013). Cette individualisation des conflits n’est pas l’effet d’un individualisme qui serait dans l’air du temps, mais la conséquence d’une organisation du travail qui impose aux salariés des arbitrages tendus qu’elle renvoie aux choix individuels. Ce processus a considérablement réduit la capacité à exprimer les normes de l’activité face aux normes de la gestion.

Cependant, pour prendre la mesure du problème, il faut encore signaler une difficulté très sérieuse mais généralement négligée : parler du travail ne va pas de soi. Sa propre activité est en effet partiellement obscure aux yeux mêmes du travailleur (Davezies 2012).

2. L’obscurité de l’activité

Une part importante de l’activité se déploie sans impliquer un contrôle conscient, dans la mesure où elle mobilise des savoir-faire incorporés qui sont mis en œuvre de façon quasi automatique. S’il fallait attendre la production d’un raisonnement formalisé, l’action serait beaucoup trop lente, rien ne fonctionnerait. Par ailleurs, les différents aspects de l’activité ne s’imposent pas à la conscience de la même façon. Les êtres humains sont beaucoup plus conscients de ce qu’ils ratent que de tout ce
qu’ils déploient pour que les choses ne s’enrayent pas. C’est la résistance du réel, l’échec, qui mobilisent l’attention. En revanche, tout ce qui témoigne d’un rapport harmonieux à la situation reste dans la pénombre.

Cette obscurité particulière des dimensions positives de l’activité est au cœur de la problématique de l’ergonomie de l’activité. Dans ce registre, la forme classique du diagnostic en intervention est du type : « Contrairement à l’idée qui circule dans l’entreprise, le travail de cet opérateur ne consiste pas simplement à faire A, B, C, …, mais à s’occuper de W, X, Y, … , sans quoi la production serait nettement perturbée ».

Mais, dans cette affaire, le plus saisissant n’est pas que la direction ignore ce qu’est réellement le travail du salarié ; c’est le fait que, face à ce diagnostic, le salarié reconnaît son activité et en même temps la découvre. Systématiquement, sa réaction est du type : « Je ne me rendais pas compte que je faisais tout ça ». Cette méconnaissance, par le salarié, des dimensions qui témoignent de sa maîtrise de la situation est due à une propriété du cerveau. Lorsqu’une action est engagée, le cerveau projette un programme moteur et anticipe les retours sensoriels que va produire l’action. Ensuite, il ne traite que les informations qui diffèrent de ce qui était projeté. Les informations sensorielles qui signalent que tout se passe comme attendu sont effacées. Seules sont traitées les informations qui peuvent témoigner d’une résistance du monde et d’une nécessité d’ajustement. Ce type de régulation - dit en feed-forward - est beaucoup plus efficace qu’une simple régulation en feed-back qui supposerait de traiter l’ensemble des informations recueillies par les sens (Jeannerod 2009).

De ce fait, la majeure partie de ce que nous avons appris à faire, et qui permet que notre monde garde tant bien que mal forme humaine, est largement occultée. Il y a donc un déséquilibre : ses défaillances s’imposent à la conscience du travailleur alors que les dimensions positives de son activité lui restent obscures. Il faut la confrontation à l’activité d’autrui et les discussions entre pairs, pour qu’il constate qu’il ne fait pas exactement comme les autres et prenne conscience des spécificités et de l’épaisseur de sa propre activité. C’est à travers cette prise de conscience que l’activité des uns peut enrichir l’activité des autres et que peut se développer une communauté d’intérêts et de valeurs nourrie de la diversité des expériences et des exigences de chacun. Au contraire, l’individualisation du rapport au travail perturbe la circulation des activités et des expériences, avec des conséquences très négatives à plusieurs niveaux.

3. Les conséquences de l’individualisation du rapport au travail

Tous les éléments que nous avons évoqués contribuent à isoler les salarié(e)s, avec pour conséquences une fragilisation des individus, un appauvrissement du débat social, et des perturbations importantes de la production.

La dynamique dangereuse des conflits interindividuels

L’isolement des salarié(e)s permet de comprendre pourquoi la souffrance au travail se présente, le plus souvent, sous la forme d’un conflit inter-individuel, à forte tonalité affective, alors qu’il s’agit toujours, à l’origine, d’un désaccord sur la façon de travailler. Si la discussion dégénère, c’est parce que le désaccord se présente dans un contexte relationnel déséquilibré.

Le supérieur interpelle l’agent sur tel ou tel critère de performance jugé insuffisant ; pour que la discussion soit équilibrée et permette d’espérer une issue positive, il faudrait que le salarié puisse rendre compte de son activité, c’est-à-dire de tout ce qu’il s’efforce de régler et que le chef ne perçoit pas. Or, il est surtout conscient de ses manques et, comme il ne dispose ni du temps, ni des espaces, ni du soutien nécessaires pour penser et rendre intelligible son rapport au travail, il est incapable d’opposer ses propres normes de travail aux critères formels mis en avant par son chef. A défaut, il s’empare des éléments de discours préfabriqués - par exemple sur le harcèlement moral - qui sont mis en circulation pour structurer les conflits avec la hiérarchie. Cette orientation occulte le conflit de normes sous-jacent et situe le problème dans un registre fortement affectif où il a toutes les chances de se radicaliser, avec un risque sérieux pour la santé du salarié (Davezies 2004).


La déconnexion du débat social vis-à-vis de l’activité.

Le déficit d’élaboration sur l’activité est aussi un facteur d’appauvrissement et de dégradation du fonctionnement collectif. Une même situation n’est pas perçue de la même façon par tous les travailleurs. Chacun invente des modalités de réponse en fonction des aspects que son expérience et sa sensibilité l’amènent à privilégier. Cette diversité des perceptions est une richesse potentielle considérable.

Cependant, si l’activité ne fait pas l’objet d’un effort d’élaboration, l’expérience de chacun demeure au mieux à l’état de ressource individuelle et ne participe ni à l’enrichissement collectif, ni aux transformations de l’organisation du travail. La créativité et la vitalité même de l’organisation en sont affaiblies.

Les recherches en entreprise montrent qu’il existe un contraste majeur entre le caractère répétitif et convenu des discours tenus collectivement par les salariés pour parler de leur travail et l’intelligence pratique qu’ils déploient individuellement face aux dilemmes et contradictions de leur activité. Dans les situations où chacun est amené à se débrouiller de son côté, on sait, de longue date, que se développent des normes de sociabilité et une étiquette qui interdisent de critiquer le travail d’autrui. Dans ces conditions, les difficultés rencontrées ne sont pas beaucoup plus mises en discussion que les dimensions positives, affirmatives de l’activité.

Les discours communs se construisent autour de ce qui constitue à l’évidence un sort partagé : les attaques que subit le groupe, dans ses statuts, ses moyens, ses effectifs. Au contraire, le rapport sensible aux situations et le travail d’humanisation que chacun s’efforce de déployer restent en majeure partie informulés. Dans ces conditions, les syndicats sont cantonnés dans une position de réceptacles du négatif – avec ce que cela peut représenter de poids psychique pour les militants syndicaux –, alors que les dimensions positives, affirmatives de l’activité, sont portées par chaque salarié comme s’il s’agissait d’une affaire privée.

Des décisions de la direction qui s’avèrent contre-productives

Dans la mesure où elles raisonnent à partir d’une vision de l’activité des salarié(e)s, très éloignée de la réalité, les directions sont très fréquemment amenées à prendre des décisions qui fragilisent l’engagement positif des salariés dans le travail. En effet, du point de vue de l’activité, travailler correctement consiste à fournir la réponse la plus adaptée possible aux particularités des situations ; au contraire, le point de vue de la gestion valorise l’accélération et la standardisation des réponses. Dans ces conditions, les salarié(e)s doivent assurer la qualité de la production en dépit ou même parfois contre les injonctions de la direction. Ils s’y efforcent parce que la possibilité de se reconnaitre dans ce qu’ils font constitue un enjeu en termes d’identité et de santé.

En milieu industriel, leur vision abstraite et lointaine du travail conduit aussi les directions à prendre des décisions dont les effets s’avèrent très négatifs. La réduction de la maintenance, la suppression des stocks, l’externalisation des fonctions non directement liées à la production ont pour conséquences une fragilisation parfois très impressionnante des dispositifs techniques, avec des conséquences néfastes pour la production, tant en termes de quantité que de qualité.

D’une façon générale, l’encadrement intermédiaire n’arrive pas à faire entendre aux directions les difficultés dans lesquelles il se débat et les salariés s’efforcent de sortir la production, malgré des conditions de travail dégradées, avec les risques que cela implique pour leur santé. Dans toutes ces situations, retrouver des espaces de discussion afin de reprendre ensemble la main sur le travail apparaît comme un enjeu de premier plan.

4. Reprendre ensemble la main sur le travail : l’expérience des recherches-actions sur le travail syndical

Pour parler du travail au sens où nous l’entendons, il ne suffit pas de s’asseoir autour d’une table. Il faut soutenir le questionnement et l’orienter vers les questions vives que chacun affronte dans son activité ; il faut aussi garantir, autant que possible, que les salariés gardent, individuellement et collectivement, la maîtrise de ce qu’ils expriment, de façon à ce que cela ne se retourne pas contre eux. Les représentants du personnel paraissent naturellement placés pour assumer ces responsabilités. Cela nous a conduits à développer des recherches-actions avec diverses organisations syndicales (Théry 2006 ; Chassaing et al. 2011 ; Gâche 2012). Ces travaux, qui mobilisaient des représentants du personnel, étaient animés en commun par des chercheurs et des responsables syndicaux. Ils ont été rendus possibles par le fait
que des syndicalistes s’inquiètent de la distance entre ce qui se discute avec les directions, dans les instances représentatives, et ce qui préoccupe au quotidien les salariés. Nous avons donc construit et expérimenté ensemble de nouvelles modalités de relation avec les salariés, autour des questions du travail.

À la base, il y a l’idée que l’on ne sait jamais très bien ce que vivent les salariés et donc la nécessité de développer des formes d’enquête ouvertes auprès d’eux. Selon les situations et en fonction des ressources disponibles, les syndicalistes ont mis en œuvre diverses modalités d’approche. Il s’est avéré que l’important ne résidait pas tant dans la façon de lancer l’enquête que dans la volonté de s’en servir pour parler du travail et dans la façon d’utiliser ensuite les résultats.

Le premier principe consiste à s’efforcer de dépasser les discours généraux, préfabriqués, que le salarié mobilise spontanément pour parler de son travail. En effet, il n’y a pas de travail dans la généralité ; il n’y a de travail qu’en situation. Le représentant du personnel ne se contente donc pas d’enregistrer le problème mis en avant par le salarié sur le mode de la généralité, il s’efforce de comprendre ce dont il s’agit en incitant le salarié à revenir avec lui sur les événements, localisables en temps et en lieu, à partir desquels ces interprétations générales ont été construites. Ce simple mouvement de recontextualisation ouvre des possibilités considérables d’enquête, sur les tenants et aboutissants du problème, qui n’existent pas si l’on s’en tient aux discours généraux. A ce stade, le risque est d’avoir trop vite le sentiment de comprendre ce que dit le salarié. Au contraire, l’interrogation sollicite l’expertise du salarié sur son travail et l’aide à la formuler.

Un deuxième principe guide l’interrogation : les salariés sont attaqués parce qu’ils s’efforcent de déployer ou de défendre des normes d’action qui se heurtent aux normes de gestion portées par la hiérarchie. Reprendre l’affaire à partir de situations concrètes permet de dépasser la position de victime et de mettre l’accent sur les dimensions positives que le salarié s’efforce de préserver ou de promouvoir. La discussion fait ainsi émerger des intérêts et des valeurs partageables, et potentiellement universalisables. Les militants enquêteurs sont incités à y prêter particulièrement attention. Le discours quitte alors le registre de la plainte ; il exprime le potentiel d’affirmation qui soutient la dynamique de l’activité. Une telle approche ne va pas sans difficultés, mais elle révèle aux représentants du personnel des questions insoupçonnées sur les impasses de l’organisation du travail et sur les conséquences qu’elles ont sur les salariés, sur la production, sur les relations sociales, sur l’environnement.

En pareil cas, le réflexe du représentant syndical est d’intervenir au plus tôt dans les instances représentatives du personnel ou de diffuser un tract dans l’entreprise. Il est fructueux de résister à ce besoin de réponse immédiate. En effet, avant la discussion avec la hiérarchie, se pose la question de l’élaboration collective de leurs points de vue par les salariés. Ce qui a été compris dans l’enquête auprès de quelques-uns est mis en forme et présenté à l’ensemble du ou des groupes qui partagent la même situation de travail. Dans ce mouvement de retour, il ne s’agit pas d’expliquer aux salariés ce qu’ils vivent, mais de susciter l’expression des différences et la discussion entre les salariés. L’objectif est d’amorcer un processus de prise de conscience, d’élaboration collective et de développement des normes de leur activité.

À travers ces discussions, les salariés prennent la mesure de leur apport. Ils réalisent l’autorité que leur confère leur expérience du travail. Ils se posent collectivement en défenseurs de la qualité du travail face à des décisions des directions qui s’avèrent, sur le terrain, contre-productives. Ce mouvement de maturation collective transforme les modalités du débat social. La problématique ne produit pas seulement des éléments de diagnostic dont la pertinence tient à l’ampleur du patrimoine d’expériences mobilisé. Elle lutte contre l’isolement. Elle reconstitue du tissu social en renforçant les liens entre les salariés et avec les syndicalistes. Elle change les conditions de la discussion dans les instances représentatives en conférant aux interventions des représentants du personnel une épaisseur et une puissance nouvelle…

Conclusion

Au bout du compte, la focalisation de la hiérarchie des entreprises sur les dimensions gestionnaires, comptables, financières est bien un des problèmes de la période, mais ce mouvement a une contrepartie potentiellement positive : ce sont les salariés qui prennent en charge, dans leur activité, les dimensions qui ne sont plus arbitrées par l’encadrement ; ce sont les salariés qui s’efforcent de sortir la production malgré les décisions inadaptées prises par des directions trop éloignées du terrain. Ce sont les salariés qui s’efforcent de donner forme humaine à l’organisation du travail et à ce fragment du monde sur lequel ils interviennent. Tant qu’ils le font chacun de leur côté, cette évolution prend l’allure d’un malheur dont témoignent la montée des conflits individuels et les diverses expressions de la souffrance au travail. Mais dès que les questions qu’ils affrontent au cœur de leur activité font l’objet d’une élaboration et d’une prise en charge collective, d’importants espaces d’action et de développement individuels et collectifs s’ouvrent.

La souffrance psychique attire ainsi notre attention sur le fait que les évolutions du monde du travail sont porteuses d’exigences d’approfondissement de la démocratie au sein de l’entreprise autour des questions du travail.

Recommandations

Concrètement, la situation appelle des mesures favorisant le développement d’espaces autonomes d’expression et d’élaboration collectives par groupes de métier au sein de l’entreprise. Pour que ces groupes soient productifs, il est souhaitable qu’ils soient animés par des personnes possédant un minimum de formation en analyse de l’activité. Dans un deuxième temps, l’élaboration a évidemment vocation à enrichir les discussions avec la hiérarchie. Cependant, dans la mesure où l’encadrement intermédiaire a, lui-même, beaucoup de difficultés à se faire entendre des directions, il ne peut pas constituer le seul interlocuteur des salariés. Il faut renforcer la deuxième voie de mise en discussion des problèmes au sein de l’entreprise, celle des représentants du personnel. Pour remplir cette fonction, ces
derniers ont besoin non seulement de développer leurs propres capacités d’enquête auprès des salariés mais d’obtenir les droits nécessaires à l’accomplissement de cette fonction.

Références

Arnaudo B. et al. (2013) Les risques professionnels en 2010, DARES Analyses, Février 2013, n° 10. http://www.fonction-publique.gouv.fr/files/files/publications/hors_collections/Risques-professionnels-Dares-2013.pdf
Chassaing, K. et al. (2011) Recherche-Action. Prévenir les risques psychosociaux dans l’industrie automobile : élaboration de méthodes d’action syndicale. Rapport final, Émergences, IRES. http://www2.emergences.fr/fr/wp-content/uploads/2011/01/emergencesrapportfinal.pdf
DARES Analyses (2012). L’évolution des risques professionnels dans le secteur privé entre 1994 et 2010 : premiers résultats de l’enquête SUMER, Mars 2012, n° 023. http://travail-emploi.gouv.fr/IMG/pdf/2012-023.pdf
Davezies P. (2004) Les impasses du harcèlement moral, Travailler, n°11, 83-90. http://philippe.davezies.free.fr/download/down/Harcelement.rtf.pdf
Davezies P. (2012) Enjeux, difficultés et modalités de l’expression sur le travail : point de vue de la clinique médicale du travail, Perspectives interdisciplinaires sur le travail et la santé, 14-2. http://pistes.revues.org/2566
Fondation européenne pour l’amélioration des conditions de vie et de travail (Eurofound) (2010a) Enquête européenne sur les conditions de travail (EWCS) 2010, résultats d’enquête. http://www.eurofound.europa.eu/surveys/smt/ewcs/results_fr.htm
Fondation européenne pour l’amélioration des conditions de vie et de travail (Eurofound) (2010b) 20 ans de conditions de travail en Europe : premiers résultats à partir de la 5ème enquête européenne sur les conditions de travail. http://www.eurofound.europa.eu/publications/htmlfiles/ef1074_fr.htm

Voir en ligne : L’individualisation du rapport au travail : un défi pour le syndicalisme