compte-rendu de la plénière du 22/01/2020

Des expériences de travail démocratique ? Coopaname, Enercoop, Groupe Hervé, précaires...

La première plénière de l’atelier "Travail démocratique" a décidé de questionner quelques expériences d’organisation du travail basées sur plus d’autonomie et de coopération : la coopérative d’activité et d’emploi Coopaname, la coopérative d’électricité renouvelable Enercoop, le groupe Hervé et les travailleurs indépendants.

Si nous avons beaucoup hésité sur la dénomination de cet atelier (travailler sans chef, travailler sans hiérarchie) nous nous sommes centrés sur des modèles alternatifs non hiérarchiques d’organisation du travail. Est-il possible d’organiser de façon plus démocratique l’activité de travail, de décider et d’organiser son activité ? Est-il possible de prendre part à l’élaboration des règles, à l’élaboration des décisions, de participer à la détermination des objectifs de son propre travail ? Est-ce conciliable avec le principe d’efficacité et l’impératif du profit dans un système capitaliste ? Est-ce conciliable avec la subordination contractuelle ou l’organisation très hiérarchisée de la fonction publique ? Quatre présentations pour introduire le débat : Coopaname, Enercoop, Groupe Hervé et la "liberté" des travailleurs indépendants.

Intervention de Noémie de Grenier codirectrice générale de Coopaname

Coopaname est une Coopérative d’activité et d’emploi (CAE), formée en SCOP (société coopérative ouvrière de production) qui comporte aujourd’hui 700 membres (dont 370 associé.es, 65 % de femmes) répartis sur 6 établissements en région parisienne et au Mans. Comme toute SCOP, Coopaname suit les règles de ce statut : le CA comporte une majorité de sociétaires, 1 personne compte pour 1 voix quel que soit son nombre de parts sociales, le capital apporté ne peut être valorisé, ni au départ du sociétaire (apport remboursé au montant nominal) ni à la dissolution de la société (réserves impartageables).

Les CAE sont nées dans les années 1990, face au constat de l’individualisation des formes de travail et de la promotion de l’entrepreneuriat par les pouvoirs publics (« chômeurs créateurs d’enterprise »). Pour lutter contre l’isolement et l’échec, des travailleurs indépendants se regroupent, mutualisent leurs fonctions support (comptabilité, gestion, informatique…) et se salarient pour bénéficier de la protection sociale. La SCOP leur offre d’autres services : formation, animation de la communauté, mécanismes de solidarité financière (fonds de secours, fonds d’investissement)… Les locaux de Coopaname sont trop exigus pour héberger tous les salariés, mais servent de lieu de rencontre, de salles de réunion, d’espace de coworking pour certaines personnes.

Chaque salarié.e est rémunéré.e en fonction du chiffre d’affaires qu’elle génère : la rémunération moyenne est aux alentours de 800 euros, les plus élevées aux alentours de 3 ou 4 000 euros ; il n’y a aucune sélection des projets économiques à l’entrée dans la SCOP.

L’équipe de salarié.es de la SCOP (qui font tourner la structure) comporte 30 personnes, dirigé.e par une équipe de coordination de 5 personnes, dont 2 codirecteur.es généraux.

Les membres de Coopaname cherchent à redonner du sens à leur travail, en échappant à la subordination hiérarchique des PME ou à l’organisation aliénante des grandes entreprises, et en construisant un cadre collectif géré démocratiquement. Elles cherchent à concilier l’autonomie individuelle dans le travail, la solidarité collective dans la SCOP et par la protection sociale nationale, et la participation démocratique aux décisions d’intérêt commun.

Les salarié.es constituent souvent des collectifs de travail temporaires, dédiés à un projet et fonctionnant de façon souple. On a remarqué que ceux qui travaillaient dans ce type de collectifs gagnent mieux leur vie que ceux qui travaillent seuls. Ainsi un photographe peut développer un projet collectif (une Newsletter institutionnelle) et en même temps travailler pour des clients ponctuels.

Les dynamiques de coopération de travail entre les membres de la coopérative sont très difficiles à quantifier, parce qu’elles prennent des formes multiples : recommandation, co-traitance, sous-traitance, marques collectives… la coopérative n’a accès qu’aux chiffres qui concernent les activités collectives qui mettent en place un compte analytique dédié. Entre 2015 et 2017, le chiffre d’affaires de ces dernières a doublé (de 750 000€ à 1,5M€, soit 9 à 16% du CA global de la coopérative).

Les difficultés rencontrées tiennent :

 à la différence de position et d’engagement entre les participant.es : les fondateurs, les salariés de la structure, les entrepreneurs-salariés, les salariés sociétaires, les salariés non encore sociétaires (il faut le devenir au bout de 3 ans, et il y a un fort turn-over). Tou.tes n’ont pas le même rapport au travail et à la structure, ce qui peut parfois créer des tensions. Par exemple, il y a un décalage dans l’appropriation des mécaniques complexes de fonctionnement de la coopérative entre les anciens et les nouveaux, entre les salariés de l’équipe qui les manipulent tous les jours et les entrepreneurs salariés dont l’activité professionnelle se situe hors de Coopaname.

 à la reproduction partielle de rapports de domination au sein de la structure : les études montrent des différences entre femmes et hommes (CA moyen plus faible, même si ça semble se résorber, ou temps d’accès au sociétariat plus important pour les femmes), quand bien même la culture Coopaname est très vigilante à ce propos. Aussi des décalages (mais pas d’étude sur le sujet, c’est un ressenti) selon les origines sociales et les niveaux d’études ; ainsi les consultants en organisation collaborative auront plus tendance à participer aux débats internes ou à se sentir légitime pour se présenter au conseil d’administration que les artisans.

 à l’immersion dans un environnement libéral et concurrentiel, qui fait pression sur les rémunérations : les normes de prix recommandés ne sont pas toujours respectées…

 à la difficulté d’inventer des formes de management et de dialogue social dans un contexte non hiérarchique ; ainsi il y a un CSE élu, mais il peine à trouver sa place dans le système décisionnel.

Cela a conduit il y a deux ans le CSE à démissionner collectivement : l’instance ne trouvait pas sa place en face d’un conseil d’administration composé de salarié.es, et au vu des obligations légales qui lui incombent, nombreuses mais souvent décalées par rapport aux enjeux qui traversent la coopérative.

Au final, le travail de démocratie est extrêmement prenant et peut même se révéler envahissant.

Intervention de T. Le Texier sur le Groupe Hervé, entreprise du BTP basée à Tours qui se veut démocratique.

Pour qu’une entreprise puisse être considérée comme démocratique, il faut que trois choses soient partagées en interne : le pouvoir, le savoir, et l’avoir.

Au sein du Groupe Hervé, tel que je le connais à travers deux livres [1] et des entretiens avec des salariés, le savoir est très bien partagé. Il existe un wiki où les employés peuvent poster des informations professionnelles, un forum de discussion qui n’est pas modéré, et chacun a la possibilité de joindre un collègue sans en référer à son supérieur. Les employés sont incités à prendre la parole en réunion.

Le pouvoir est également relativement bien partagé. Il n’existe que 4 niveaux hiérarchiques pour environ 3000 employés, et de nombreux postes de managers sont tenus par des employés issus du rang. Les n+1 doivent être validés par le n+2 et par les n-1. Et ces n+1 ne sont pas des décideurs, ce sont des animateurs dont la fonction, au moins officiellement, est d’animer le débat au sein de leurs équipes et de les amener à prendre des décisions. Ce sont donc les employés qui décident, les n+1 devant porter ces décisions à l’échelon supérieur. Ces employés jouissent également de beaucoup d’autonomie dans l’organisation de leur travail, leur parcours professionnel, leurs relations avec les clients ou encore leurs horaires de travail. La logique défendue par l’ancien PDG Michel Hervé consiste non pas à créer des contre-pouvoirs pour contrebalancer les prérogatives du chef, mais à disséminer les pouvoirs et de se débarrasser de toute posture de chef [2]. Le Groupe Hervé compte toujours des managers, mais, selon les mots de M. Hervé, « leur rôle n’est plus de contrôler ou de prescrire ; ils doivent au contraire écouter, susciter des discussions, mettre en confiance et amener les uns et les autres à participer de façon constructive et singulière à l’intelligence collective du groupe. Ce ne sont pas des chefs mais des catalyseurs d’une décision collective » [3].

L’avoir, en revanche est peu démocratisé. L’intégralité du capital est détenu par la famille Hervé, et les salaires moyens des employés sont, si je ne m’abuse, sous la moyenne du secteur.

Le bémol supplémentaire que j’apporterais concerne la tripartition en trois catégories de salariés récemment théorisée par M. Hervé, entre les renards, les dauphins et les moutons : les dauphins sont les employés en confiance, autonome, ouverts (des « intra-entrepreneurs ») ; les moutons sont les employés incertains et suiveurs ; tandis que les renards sont les employés manipulateurs, tricheurs et méfiants. Autrement dit, un tel modèle ne conviendrait pas à tout le monde.

Intervention de Fanélie Carrey-Conte secrétaire générale et Directrice de la coopération, Enercoop

Enercoop a été créée en 2005, lors de l’ouverture à la concurrence du secteur électricité. Les fondateurs voulaient promouvoir un modèle de production d’électricité alternatif, décentralisé, démocratiquement géré et fondé sur les renouvelables. Le projet démocratique fait d’emblée partie du projet Enercoop.
Aujourd’hui Enercoop compte 87 000 clients, 250 producteurs en contrat direct et 200 salariés (dont 60 en régions, dans les 10 Enercoop régionales). Le chiffre d’affaire croît de 20 % par an dans un marché très concurrentiel où on trouve aussi des gros énergéticiens (Total…) comme des « startups collaboratives » purement capitalistes.

Enercoop articule 3 niveaux de démocratie :

 au niveau du statut de l’entreprise : Enercoop est une SCIC (société coopérative d’intérêt collectif) avec 6 collèges : clients (45 000 sociétaires), salariés, producteurs, collectivités locales et partenaires (ONG écolos, organisations de l’ESS, etc), fondateurs du projet. Les décisions du CA doivent refléter un équilibre, « l’intérêt collectif », entre les intérêts des différentes parties prenantes.

 au niveau du réseau : Enercoop comporte une structure nationale et 10 structures régionales, dont chacune est une SCIC avec son propre CA.

 au niveau de l’organisation du travail : les principes adoptés sont ceux de la gouvernance partagée (décision au consentement, élection sans candidats…) ou de la sociocratie (définition de rôles et de redevabilités, autonomie de décision de chacun.e à l’intérieur de son rôle, cercles de gouvernance emboîtés...).

Ces techniques ne sont pas utilisées de la même manière en fonction des pôles et des métiers. Les différents métiers à Enercoop : commercial, relations clients, système d’information, approvisionnement énergie, facturation/recouvrement, fonctions supports – gestion, communication, vie coopérative, etc. Il y a une différence entre par exemple le « pôle énergie », qui regroupe des ingénieurs dans une activité très autonome, qui ont une gouvernance spécifique sur leur pôle (fonctionnement sociocratique) et le pôle relations clients, qui regroupe les téléconseillers et fonctionne avec des horaires fixes et très précis, et un management beaucoup plus « traditionnel ».

Aujourd’hui dans le cadre de notre plan stratégique, Enercoop a initié un chantier « gouvernance partagée » visant à remettre à plat les visions et attentes de chacun dans les différents métiers, afin de renforcer une vision et une culture communes de ce que nous appelons « gouvernance partagée », tout en respectant les différences entre les types de métiers et les salariés, qui ne sont pas tous unanimes sur leurs attendus précis.

A également été mis en place un « JAF » (jardin d’animation et de facilitation), avec des volontaires formés aux techniques d’animation des réunions, d’intelligence collective et de gestion et résolution des conflits.

Les défis que rencontre l’ambition démocratique se situent aux différents niveaux évoqués :

 dans la gouvernance de l’entreprise, il faut faire coexister les institutions formelles et des instances auto-organisées qui peuvent participer aux décisions (comme par exemple un comité des rémunérations dit « cercle de rémunération »).

 il faut aussi veiller à un équilibre entre des parties prenantes inégalement impliquées et mobilisées dans la vie de l’entreprise, donc assurer l’implication réelle de tous les collèges dans les décisions. Et cela alors que le contexte de forte concurrence pousse la direction à prendre des décisions rapides pour faire face aux imprévus. Ainsi concernant la relation entre coopératives locales et nationale, il est arrivé que l’arrêt de tel type de prestation dont le modèle économique n’était pas assuré, n’aie pas été précédé d’une explication suffisamment précise.

La participation des salariés passe par plusieurs canaux (élus au CA, syndicats, CSE, comités thématiques) ce qui peut être redondant ou créer de la complexité. Le management veut faire vivre une autre culture du travail, avec par exemple une échelle des salaires qui va de 1 à 3. Mais l’esprit égalitaire se heurte à la difficulté de recruter des experts de haut niveau pour des métiers très techniques. Les très nombreux nouveaux embauchés ne partagent pas tous la culture des fondateurs (Université du Nous), et la transmission prend du temps et de l’énergie.

Dans l’organisation du travail, le respect trop strict de certaines procédures du type de la GPC (gestion par consentement) peut occasionner une perte de sens quand ces procédures sont utilisées de manière trop « dogmatiques », il faut admettre une certaine souplesse en fonction des situations.

Nous avons par exemple eu des débats sur l’évolution de notre gouvernance en réseau entre coopératives locales et nationales, où nous avons recherché systématiquement le consensus par GPC, alors qu’en réalité des visions différentes de l’organisation demeuraient derrière un consensus apparent / nous nous demandons si parfois un vote permettant d’assumer une position de désaccord ne serait pas plus fécond.

Au final, le projet démocratique est bien vivant, c’est un apprentissage permanent qui demande un grand engagement.

Dans son intervention Patrick Cingolani (sociologue) a évoqué les figures nouvelles du travail indépendant, et plus généralement les hybridations entre indépendance et travail. Il a abordé la démocratie au travail au travers de la « liberté » du travailleur, de son aspiration et de sa tension avec l’enjeu salarial de la subordination (voir l’intégralité de son intervention ci-après).

Le débat qui s’en est suivi a porté principalement sur la nécessité de recueillir plusieurs points de vue pour les confronter sur chacune des situations évoquées Pour mémoire cela avait été envisagé mais cela n’a pu se faire. En effet il serait intéressant d’entendre des coopérateurs-salarié·es, des salarié·es de Coopaname et d’Enercoop, ainsi que des syndicalistes (dans chacune de ces coopératives il y a au moins un CSE) parler de leur activité, de leurs réflexions sur le travail.
Par ailleurs il a été rappelé à propos de l’autonomie qu’elle s’appuie sur un collectif, qu’elle n’est pas suffisante pour parler d’un travail démocratique. Autre idée avancée la compétence est collective, il parait donc important de recréer du collectif pour des salarié·es complètement atomisé·es. Il a également été souligné le côté intrusif des nouvelles technologies, la porosité entre les sphères travail et domestique au sein desquelles nous utilisons les mêmes outils (téléphone et ordinateur).

Intervention de Patrick Cingolani

Je voudrais mettre l’accent sur les figures nouvelles du travail indépendant, et plus généralement sur les hybridations entre indépendance et travail précaire ou sur la zone grise entre l’un et l’autre. Je voudrais parler de l’importance croissante de formes de travail externalisées et individualisées. Il peut sembler étrange voire déplacé de parler de ces figures socio-professionnelles pour traiter de la démocratie au travail, mais justement, celle-ci me semble ici apparaitre à deux niveaux : 1) celui de la « liberté » du travailleur ; de son aspiration et de sa tension avec l’enjeu salarial de la subordination ; 2) l’enjeu même de l’extériorité associée à l’externalisation et qui pose le problème de l’isolement de l’indépendant par rapport au collectif de travail et donc de sa représentation [4].

Si on s’intéresse encore assez peu à ces figures sociales qui circulent entre indépendance et travail précaire, elles méritent une attention toute particulière tant le capitalisme contemporain concourt à produire un nouveau type de travail que ce soit dans l’émergence du capitalisme de plate-forme où le statut d’autoentrepreneur apparait comme décisif, mais aussi dans le cadre des professions numériques et des industries culturelles où les indépendants sont en nombre plus élevés que dans les autres secteurs (trois fois plus) et où le nombre des atypiques est aussi important [5].

Plus généralement émerge une zone grise qui vient défaire les frontières jusqu’ici stabilisées entre travail et non-travail, entre la sphère du travail hétéronome et la sphère privée, et qui par l’externalisation du travail (intérim ou sous-traitance) multiplient ces nouvelles expériences d’un travail flouté ou dont les frontières sont repoussées. Le travail intérimaire déjoue les limites historiques de l’entreprise par la présence appendiculaire d’individus, de collectifs qui ne sont pas de l’entreprise et y travaillent ; la sous-traitance déjoue celles-ci par la segmentation, le fractionnement de structures (des entreprises) qui sont à l’extérieure de l’entreprise. L’une et l’autre tendent à défaire l’unité de lieu et de temps de l’organisation productive. Le minage des frontières est aussi un minage de l’emploi.

C’est moins une séparation qui caractérise le contexte du précariat que celui d’une continuité et une porosité entre travail et chômage où, à certains moments biographiques, le chômage prolonge l’emploi et réciproquement dans une incertitude et une instabilité de condition. Si nous voulons aborder sérieusement cet enjeu, il faut je crois remettre les pendules à l’heure sur l’expérience même de cette indépendance et de ces expériences précaires dans leur caractère non-univoque. Notamment essayer de sortir d’une représentation en termes de sujet abusé, ou d’agent du néolibéralisme parce qu’assujettis à l’idéologie de l’entrepreneur de soi. Il y a une polysémie dans les raisons de vouloir travailler hors subordination, chez soi ou seul ou avec des familiers dont on trouverait diverses traces dans l’histoire ouvrière et dans ses luttes, depuis les canuts [6].

Je suivrai très succinctement deux types d’expérience autour de l’évitement de la subordination par l’échappée et/ou par l’indépendance. 1°) L’expérience de jeunes gens tentant d’échapper et de surseoir au salariat dans les années 80 [7] à travers notamment une intermittence du travail ; 2°) L’expérience de travailleurs indépendants, et souvent confrontés à une certaine précarité d’emploi, dans le secteur des industries culturelles et qui eux aussi associent une partie de leur vie à distance de la subordination et de fait dans un lien au domicile [8].
Il s’agira à partir de là, de poser la question des retournements des pratiques d’évitement de la subordination au sein d’un capitalisme qui est en train de reconfigurer une partie de sa domination autour du travail domestique et notamment de la figure productive originale qu’est désormais le célibataire en tant que par excellence « le sujet du marché » puisqu’il vit sans « les contraintes associées au mariage et à la famille » [9].

1°) Les « précaires » années 80 - Dans l’analyse des pratiques et des luttes sociales de la seconde moitié du XXe siècle on a insuffisamment pris en compte les pratiques et les comportements d’échappée. Cela je crois est étroitement lié à l’accumulation d’un certain nombre de préjugés hérités du marxisme à commencer par le préjugé anti-utopique auquel était opposé une science du capital et de sa critique révolutionnaire. Il s’agit donc de prendre en compte les pratiques et les tactiques qui ont tenté de prendre leur distance à l’égard d’une quotidienneté confrontée à la subordination et à un certaine normativité sociale - celle caricaturalement décrite sous le métro-boulot-dodo - mais aussi à l’égard de la reproduction sociale d’une condition de classe que les nouvelles générations ne voulaient pas partager. Face à l’hétéronomie du travail et au rapport de subordination dans un travail salarié d’exécution, le quotidien mais aussi le domicile, pouvaient tous les deux apparaitre comme des lieux et des moments refuges.

C’est ce que j’ai tenté de suivre dans les années 80 dans L’exil du précaire (1986) ou dans le contexte social de la fin des fameuses « trente glorieuses », de jeunes hommes et de jeunes femmes de milieux populaires cherchaient à échapper au travail subordonné et souvent peu qualifié à travers un usage des intermittences du travail, voire par un usage du chômage et déplaçant tant bien que mal une expérience centrée sur la condition d’exécutant vers des activités autonomes (danse, écriture, musique, yoga, philosophie) dans la sphère quotidienne et pour partie dans leurs modestes lieux de vie. Dans la sphère domestique, ils/elles trouvaient les conditions pratiques d’une certaine sobriété et d’un contrôle de leur consommation - un passage entre les contraintes d’une condition économique précaire et l’effort de se distancer du besoin d’acheter [10].

Et si le domestique a eu mauvaise presse, dans son opposition au salariat - à commencer dans la revendication féministe - il faut rappeler que ce point de vue n’a pas été partagé (notamment par le « black feminism [11] ») et qu’il faut envisager des usages circonstanciels, occasionnels distincts de ce domestique selon les milieux sociaux, les classes et les genres irréductibles à une seule signification, péjorative qu’on a parfois tendance à lui donner dans une survalorisation paradoxale de l’hétéronomie et du salariat. Dans le cas précis du milieu et de l’époque, la sphère domestique ne relevait pas de la distribution genrée, car la plupart des interviewés avaient moins de trente ans et vivaient seul.e.s, et elle apparaissait plus comme un lieu occupationnel et d’intimité où il était possible de faire, ou de ne rien faire à distance de l’hétéronomie du travail et d’un rapport à l’entreprise fait d’altérité, d’aliénation.

2°) les indépendants dans les industries culturelles (2014)

Cette dimension d’échappée permet de comprendre l’ambivalence constitutive des nouveaux comportements et comment ils sont à la fois irréductibles à une idéologie néolibérale mais néanmoins encerclés par des nouveaux modes d’assujettissement. Le souci critique de la sociologie s’est de plus en plus retourné en son contraire : au lieu de dénoncer les dispositifs du capitalisme, elle préfère nous montrer l’inadéquation frondeuse du sujet à l’égard de ses assignations et de ses contraintes sociales, comme la preuve de son aliénation ou de son arrivisme. On préfèrera partir de l’écart du sujet avec sa condition pour comprendre comment, la reconfiguration du travail dans les nouveaux secteurs de la production et du contrôle capitaliste, s’étaye en cherchant à dominer les formes de vie qui le contestent ou le contournent telles celles qui, précisément, cherchent à éviter la subordination par le domestique et le quotidien.

Au fond, il y avait historiquement deux figures de l’indépendant dans le XXe siècle : les artisans et petits commerçants et les professions libérales. Aujourd’hui la situation change, entre ces deux configurations anciennes, l’indépendant apparait sur un spectre d’expériences professionnelles plus larges dans les industries culturelles. Ce sont des professions qui se caractérisent, dans énormément de cas, par l’utilisation des techniques numériques. Beaucoup de « nouvelles » professions sont nées pas seulement dans le domaine informatique (analystes, programmeurs, web designers, etc.) mais à la conjonction d’ancien métiers et de nouvelles techniques notamment les techniques digitales : journalistes, webdesigners, designer, graphistes, vidéastes, monteurs, etc. Très fréquemment ces nouveaux indépendants travaillent dans un cadre familier, intime, et c’est aussi souvent pour eux « l’entreprise » qui se déterritorialise, trouvant des ancrages dans la ville. Il est important de pointer que certaines professions s’ancrent dans ce retour du travail, dans un chez soi, ou dans des liens familiers ad hoc, que ce soit pour les jeunes célibataires ou dans un mode spécifique de conciliation travail/famille.

Ce que je veux mettre en avant, c’est ce mouvement à la fois technique (NTIC) et culturel sur lequel tout un pan du capital se redéploye aujourd’hui en trouvant un ancrage objectif dans les expériences socio-culturelles d’une socialisation hors de l’hétéronomie, y compris une socialisation productive.

Dans une nouvelle économie qui me semble fondamentale, celle du faire faire, le capitalisme contemporain, ne fait plus, mais fait faire par externalisation et fait de l’externalisation le ressort de sa nouvelle domination. Il trouve donc de plus en plus dans une sphère autre que celle qu’il contrôlait hier le lieu de son exploitation. C’est avec le domicile et les instruments de travail de l’indépendant avec cette relation au familier (y compris pour le chauffeur d’Uber) qu’il redéploye une partie de son activité et une partie de sa domination. Ce redéploiement n’est pas une fantaisie du capital tout au contraire, il est la manière dont il reprend la main sur les comportements de résistance et comment il s’hybride avec ceux-ci.

C’est en effet dans ce mouvement technique (et politique) que sont reconfigurés les conditions de sa domination, du sein même du domestique et des formes déterritorialisées du travail ou de l’activité. Le mouvement d’expérience alternatif, contestataire et émancipateur de cette domestication/déterritorialisation qu’elle soit professionnellement constituée ou faite de tactiques précaires de vie et de survie est en train de perdre la main. C’est le capital lui-même qui reconfigure sa domination du côté du domicile et du quotidien. Cette reconfiguration n’a été possible qu’avec l’aide des NTIC et elles lui confèrent une plasticité incroyable dans la gestion de la temporalité quotidienne.

Ce mouvement ne peut pas être compris comme univoque. C’est ce que j’ai essayé de montrer. Il pose la question de la démocratie et du droit du travail dans un certain champ spécifique de la reconfiguration du travail, dont les plates-formes sont aussi l’illustration. Quand Thomas nous a fait parvenir le programme du colloque de Givors, "Du travail au lieu de vie", j’ai été étonné que le retour du travail à domicile ne soit pas évoqué. La présence des nouveaux travailleurs à domicile me semble poser quelques questions :

 celle de la démocratie au travail eu égard à un rapport productif qui prend un caractère asymétrique entre entreprise et indépendants comme hier entre entreprise et précaires. La question d’une entreprise composée de travailleurs extérieurs pose la question de la reconnaissance et de la démocratie de ces extérieurs, souvent marginalisés (travailleurs précaires) ou para-subordonnés (indépendants ; sous-traitantes).

 quelle place faire à ces nouveaux indépendants pour certains en partie précaires. Comment prendre au sérieux leur place dans l’organisation du travail étant entendu qu’ils peuvent être aussi pris et tenaillés par le cercle d’une exploitation qui s’empare de leur temporalité libre et paradoxalement peut conduire, au stress, à l’enferment, à l’incertitude du futur, etc.

 quels types d’organisation ou de socialisation ad hoc dans les luttes. Concernant les précaires, tout s’est passé comme si la lutte contre le travail précaire avait tout autant conduit à ne pas vouloir voir ou entendre dans leurs spécificités et leurs sensibilités, les précaires eux-mêmes. Qu’en sera-t-il de ces nouveaux indépendants ?

 leur statut juridique, comment leur donner un statut qui les rapproche des salariés ? Pourquoi ne pas reprendre l’idée « salarié autonome » proposé par Emmanuel Dockès dans le cadre de son projet de refondation du code du travail avec le GR-Pact ? Mais pourquoi ne pas se tourner aussi vers les formes hybrides qui salarient les indépendants et les organisent en coopératives, de manière à conjoindre autrement qu’à travers le droit autonomie et salariat.

 celle de leur représentation que ce soit dans l’espace local et national ou que ce soit dans l’espace international. A l’échelle internationale la loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre, adoptée en février 2017 est un début, mais si l’on parle de démocratie, elle apparait bien insuffisante…

Notes

[1HERVÉ Michel, D’IRIBARNE Alain et BOURGUINAT Élisabeth, De la pyramide aux réseaux : récits d’une expérience de démocratie participative, préface de S. Royal, Paris : Autrement, 2007 ; HERVÉ Michel et BRIÈRE Thibaud, Le Pouvoir au-delà du pouvoir : L’exigence de démocratie dans toute organisation, Paris : Bourin Editeur, 2012.

[2Voir son livre : HERVÉ Michel, Une nouvelle ère : sortir de la culture du chef, Paris : François Bourrin, 2015.

[3HERVÉ Michel, « L’entreprise libérée : repenser le modèle hiérarchique », Randstat, 17 mai 2019, www.randstad.fr/entreprises/magazine-instant-rh/ressources-humaines/lentreprise-liberee-repenser-le-modele-hierarchique/.

[4Voir « Le « salariés autonome » et la solidarité des employeurs dans l’obligation juridique – Des droits contre l’opacité et la fragmentation des collectifs de travail au XXIe siècle » Droit social, n°3 mars, 2018.

[5Voir par exemple Camors C. et Soulard O., Les industries créatives en Île-de-France - Un nouveau regard sur la métropole. Institut d’Aménagement et d’Urbanisme de la Région d’Ile-de-France, mars 2010.

[6On sait qu’ils pouvaient être maitres artisans ou ouvriers et qu’ils travaillaient à domicile.

[7Cingolani P., L’Exil du précaire - récit de vies en marge du travail. Méridiens Klincksieck, 1986.

[8Cingolani P., Révolutions précaires – essai sur l’avenir de l’émancipation, La découverte, 2014.

[9Beck, société du risque, p 257.

[10Gorz a insisté sur le fait que le rapport à la suffisance est un principe régulateur du rapport au travail et réciproquement Eloge du suffisant, Presses Universitaires de France, 2019.

[11Voir par exemple bell hooks, De la marge au centre – théorie féministe.