Parler de son travail, c’est déjà commencer à agir  Une recherche-action syndicale avec des aides à domicile

, par Isabelle Bourboulon

La souffrance au travail, omniprésente aujourd’hui, n’est pas une fatalité. Même chez les aides à domicile, profession très peu syndiquée, des initiatives syndicales peuvent transformer la souffrance en parole, et la parole en action collective. A condition de creuser l’énigme du travail réel.

Il y a quelques années, la CGT a entrepris de construire de nouvelles approches du travail et de nouveaux savoirs par la mise en commun de connaissances entre chercheurs (médecins, ergonomes, cliniciens) et syndicalistes. À cet effet, elle a créé une structure dédiée, intitulée « Travail et émancipation », et entrepris de réaliser une série de recherches-actions. L’une, conduite auprès des salarié.es du groupe Renault entre 2008 et 2010, a fait l’objet d’un compte-rendu très détaillé [1]. Celle qui a été menée avec des aides à domicile de la région de Nantes est moins connue mais mérite l’attention, particulièrement à un moment où la pandémie du coronavirus a révélé combien ce métier mal rémunéré et peu considéré a joué un rôle essentiel pour accompagner les personnes âgées en perte d’autonomie.

Une recherche-action auprès des aides à domicile : une gageure !

Car ce métier est non seulement individualisé, mais de plus en plus « marchandisé » depuis la loi Borloo de 2003 instituant le chèque emploi service (CESU) qui permet de défiscaliser les rémunérations des aides à domicile pour les employeurs privés. Sur 226 500 salarié.es, 97 % sont des femmes, beaucoup à temps partiel - choisi ou imposé -, avec des premiers niveaux de salaires en dessous du SMIC (le salaire médian est de 960 euros). Avec le développement de la prise en charge ambulatoire dans les hôpitaux et les EPHAD, et le maintien à domicile des personnes en perte d’autonomie, le nombre d’usagers (on dit aujourd’hui « clients ») des aides à domicile a fortement augmenté. En revanche, les budgets stagnent (au mieux), les départements qui chapeautent le secteur réduisent les temps d’intervention (parfois jusqu’à un maximum de 30 minutes) et limitent les embauches aux personnes faiblement qualifiées (moins chères), alors qu’elles ont souvent à prendre des initiatives de soins (ce qui, en théorie, n’est pas de leur compétence).

Dans ce contexte, décider d’engager une recherche-action auprès des aides à domicile était en effet une gageure. Danièle Kergoat, sociologue, directrice de recherche émérite au CNRS, en rappelle les débuts lors du séminaire CGT du 29 mars 2018 : « Nous avons choisi les aides à domicile en sachant que ce serait difficile. Pour commencer, nous avons consacré plusieurs séances à faire le tour de la littérature existante et auditionné des chercheuses ayant travaillé sur la question ». Un groupe d’animation est ensuite réuni composé de chercheurs et de syndicalistes et, en janvier 2015, un séminaire a lieu avec des aides à domicile de trois régions, Rhône-Alpes, Pays de Loire et Nord. Les débats mettent en évidence des situations de travail très dégradées et un syndicat que le poids de l’activité « institutionnelle » empêche de s’intéresser au quotidien des travailleuses.

Les aides à domicile racontent

Un travail d’enquête de terrain mené par des militantes volontaires est alors lancé afin, selon la feuille de route de l’expérimentation, d’« analyser les enjeux du travail à domicile tel que le vivent les salariées, de dégager les difficultés communes et de renforcer les liens avec et entre elles ; le matériel collecté et la dynamique amorcée seront ensuite analysés par les animateurs syndicaux et les chercheurs au cours de plusieurs rassemblements ». Dont acte : sept aides à domicile de Rhône-Alpes et Pays de Loire et deux responsables d’Union locale se portent volontaires. À partir d’un premier témoignage, celui de Laure Goutard, aide à domicile au Mans, qui s’est retrouvée un matin, sans clés, devant la porte d’une personne âgée victime d’une chute, un petit guide d’entretien est élaboré. Avec des questions du type « la personne que vous interviewez est face à un incident, un événement précis situé dans le temps (tel jour, telle heure), un conflit qui lui pourrit la vie… Comment a-t-elle réussi à s’en sortir, avec quels efforts et quelles conséquences (qualité du service, incohérences de l’organisation, effet sur la santé, etc.) ? ».

Le témoignage de Laure est rapporté sur une dizaine de feuilles, qui rapporte à son tour celui d’une autre aide à domicile, terrible : celle-ci se rendait chez un homme invalide pour faire le ménage et préparer un repas, elle le découvre couvert d’escarres, sans draps, baignant dans ses excréments, des gants pour tout équipement, le frigo vide… La situation l’a traumatisée. Elle n’en avait jamais parlé à personne.

Toutes les volontaires n’ont pas forcément réussi à passer cette première étape. Les plus anciennes dans le métier ont eu du mal à collecter la parole sur le travail lui-même, et non pas sur la plainte, et à éviter de transformer les situations vécues en revendications. Mais certains récits sont éclairants. Ainsi, celui de Martine. En réponse à la question « en quoi consiste ton travail ? », elle déclare : « mon rôle ce n’est pas de faire à leur place (les personnes en perte d’autonomie), c’est d’essayer de faire avec elles. On n’est pas des femmes de ménage (…) On a un rôle social pour essayer d’exploiter le peu d’autonomie qu’elles ont, de les encourager à faire un peu plus. Ce rôle-là est un peu oublié vu le contexte économique dans lequel on travaille » [2].

Quitter une démarche délégataire pour des travailleuses actrices

Étape suivante, passer de l’individuel au collectif. Cela n’a pas été sans mal pour les animatrices de la CGT, elles-mêmes aides à domicile. L’une d’elle, Christine Lemée, aide à domicile à Nantes, a eu l’idée de réunir ses collègues à l’heure du diner dans un fast-food, afin que celles-ci puissent amener leurs enfants (nombreuses d’entre elles sont des familles monoparentales). L’objet de cette réunion, comme celles proposées aux autres volontaires de la recherche action, était de mettre en débat les principales préoccupations révélées par l’enquête et ainsi passer de l’individuel au collectif. La récente mise en place de la télégestion les souciait particulièrement à ce moment-là. 20 femmes sur un effectif de 24 se sont rendues à la réunion. La discussion, intense, s’est même poursuivie devant le restaurant après sa fermeture. Aux dires des participantes au groupe, elles ont découvert la multiplicité des situations de travail, les rapports différents qu’entretiennent les unes et les autres avec leur travail, différences liées, selon la sociologue Danièle Kergoat, à la diversité des situations familiales, aux trajectoires individuelles et… à la couleur de la peau (ne pas oublier que le métier compte beaucoup de femmes issues de l’immigration). « Repérer ces différences, les accepter, les respecter, font partie de la construction du collectif. C’est dans ce processus même de construction que peut naître et se développer la puissance d’agir ».
Christine Lemée raconte comment s’est terminée la réunion : « contrairement aux autres fois, j’avais peur que ça se termine en me disant ’qu’est-ce que tu vas faire, toi ?’, mais elles sont parties contentes avec des idées nouvelles et ne m’ont pas demandé ce que je comptais faire ». Autrement dit, à l’issue de ces échanges, les aides à domicile n’ont pas spontanément délégué à d’autres le soin de résoudre leurs problèmes, c’est-à-dire de porter leurs revendications.

Le syndicat, c’est vivant

Quelles traces cette recherche-action a-t-elle laissées ? Son principal bénéfice a été de montrer qu’il était possible de construire un collectif de travail à partir d’un travail d’enquête, même dans des conditions difficiles. « Chez nous il y a beaucoup de dévalorisation par rapport à tout ce qu’on nous demande. Les filles ne se rendent pas compte de tout ce qu’elles font. En le mettant par écrit, elles s’aperçoivent qu’elles sont en capacité de proposer, de mettre des choses en place, de contrer certaines situations (…) Il y a en a même qui avant me disaient ‘les mails, les enquêtes, je fais beaucoup de fautes, il faut que je me fasse aider’. Maintenant, elles ont un vocabulaire » constate Christine Lemée, qui en a tiré un enseignement pour elle-même : « je suis maintenant au courant de tout, plus que la direction, de tout ce qui se met en place et des difficultés. Ce que nous avons fait c’est un vivier énorme et ça ne sort pas de notre imaginaire. C’est vraiment ce dont les filles ont besoin, ce qu’elles vivent, leur expérience par rapport à l’ancienneté et à la formation. Depuis que j’ai découvert cela, ça m’a aussi facilité la vie en tant que déléguée du personnel. On est beaucoup moins seul et en plus c’est vivant ».

Avoir réussi une telle démarche auprès d’aides à domicile, c’est-à-dire la figure même de la travailleuse isolée, sous-payée, à la qualification non reconnue car « naturalisée » (c’est un travail qu’une femme fait « naturellement » : chacun sait que les femmes sont nées avec un balai à la main…), devant effectuer un travail éprouvant et affronter des rapports sociaux de sexe, n’est pas le moindre intérêt de cette recherche-action. Selon Danièle Kergoat, elle a révélé deux puissances d’agir qui se sont créées et renforcées mutuellement : en tant que femmes et en tant que travailleuses (syndiquées ou non). C’est cette double mobilisation individuelle et collective que l’enquête a permis d’amorcer. Il s’agit bien là d’un mouvement d’émancipation à partir du travail.

Isabelle Bourboulon , 25 mai 2020