Soigner le travail dans un centre d’appel Retour sur une expérience syndicale

, par Thomas Coutrot

La « démarche travail » de la CGT vise à partir des aspirations des salarié.es à « bien travailler » pour (re)construire du collectif. Elle pourrait sembler particulièrement peu adaptée au « travail sans qualité » qui prédomine dans les centres d’appel. Pourtant une expérience menée dans un grand centre d’appel poitevin s’est révélée fructueuse.

En novembre 2018, invité par la Fédération CGT des sociétés d’études à une réunion à Montreuil pour discuter autour de mon livre « Libérer le travail », je rencontre des militant.es de la Fédération et Alain Alphon-Layre, responsable confédéral en charge des questions du travail. Quelques mois auparavant, Alain s’était rendu à Poitiers pour former les délégués CGT d’un grand centre d’appel (Armatis) à la « démarche travail » [1]. La réunion est l’occasion d’une restitution par l’un de ces délégués, Julien Hémon. Alain est surpris des résultats inespérés. J’en ai par la suite discuté avec Astrid et Alexandre, dont les témoignages (complétant celui de Julien) nourrissent ce bref compte-rendu d’expérience.

Rappelons que la « démarche travail » part des acquis des sciences du travail pour en dégager des leviers d’action collective : « rien ne fonctionnerait, pas de trains, d’électricité, de bus... si au quotidien les travailleurs ne prenaient pas d’initiatives pour faire ’du bon boulot’, souvent contraires aux décisions, prescriptions, objectifs venus d’en haut sans tenir compte du réel. C’est lorsqu’ils ne peuvent plus accomplir ces ’petits riens’, ces petites choses qui font que cela marche, que les travailleurs sont en souffrance ou se désengagent. Permettre, par une démarche revendicative, de pouvoir exécuter ces ’petits riens’, s’appuyer sur cette volonté de penser et d’avoir son mot à dire sur son travail pour bien le faire, permet déjà au salarié de relever la tête, de toucher du doigt que l’on peut changer des choses » [2]. La formation proposée par les animateurs de la « démarche travail » vise à armer les militant.es pour mettre en œuvre la démarche. La petite histoire ici présentée va montrer que là aussi, le travail prescrit déborde le travail réel...

L’établissement de Poitiers compte 1100 salariés, dont la moitié dans le cadre d’un contrat avec EDF, d’autres clients sont des entreprises de pompes funèbres, de santé, d’enseignement, d’assurances... Les salaires sont proches du SMIC et les conditions de travail difficiles, ce qui explique un turnover très élevé (près de 70% en 2019 !). En fonction des prestations demandées par chaque client, l’entreprise organise le travail de façon différente. Les salarié.es qui travaillent pour EDF ont des tâches particulièrement répétitives et contraintes par des scripts étroits, d’autres clients demandent des prestations plus complexes et intéressantes. L’affectation d’un.e salarié.e à un poste « EDF » suscite très souvent une démission, en refus de la perspective de dégradation du sens du travail.

Le paramètre clé de l’organisation du travail est la Durée Moyenne de Traitement (DMT), qui définit le temps moyen que doit passer chaque téléconseiller avec la personne qui appelle. Les DMT diffèrent beaucoup d’un client à l’autre en fonction de la complexité de la prestation demandée. Il y a aussi des objectifs de flux : il faut prendre au moins 92% des appels, et les effectifs sont ajustés de façon à maintenir une pression permanente sur les téléconseillers.

Lors de la formation, l’accroche recommandée par Alain aux militants pour engager le débat avec les salarié.es était : « C’est quoi pour toi une bonne journée de travail ? ». En partant de cette interrogation prescrite, les militant.es entreprennent de mener de brèves réunions avec des petits groupes de salarié.es, pendant le temps de travail sur une « marguerite » (un bureau aménagé dans l’open space pour trois ou quatre téléconseillers), ou bien durant la pause déjeuner. Dans un premier temps, certains entretiens sont peu fructueux : plusieurs salarié.es répondent « pour moi, une bonne journée c’est une journée de RTT ! ». 

Les militant.es mettent alors en œuvre leur travail vivant : ils réfléchissent et adaptent la prescription aux aléas du réel. L’accroche devient : « c’était quand, la dernière fois que tu as été fier de ton travail ? ». Les salarié.es sont invité.es à réfléchir chacun.e quelques minutes, puis à mettre en commun leurs réponses. Souvent, la satisfaction au travail est évoquée à propos des rapports avec collègues : « ça aide à se lever le matin ». Les moments de convivialité, les pauses communes sont pris de façon clandestine, en marge des règles officielles : « on s’autorise à une pause gâteau ». Il faut veiller toutefois à ne pas arrêter le flux des appels entrants, par exemple en évitant de se positionner sur les « pics » d’appel, ou en profitant de quelques minutes de répit quand il n’y a plus d’appels en attente.

Ressort aussi fortement la possibilité de dépasser la DMT pour répondre à un client en difficulté : il y a une satisfaction à bien faire son travail même si c’est en contrevenant au temps imposé. L’aspiration des salarié.es est de « pouvoir prendre le temps nécessaire » indépendamment de la DMT. Les manières de procéder dépendent de chacun.e : certain.es absorbent ces appels plus longs en enchaînant des appels plus courts, les DMT étant surtout managés sur la moyenne journalière, d’autres endossent la responsabilité de ne pas respecter leurs objectifs (parfois en y sacrifiant une part de leur prime).

La question posée amène aussi les salarié.es à s’interroger sur ce qui les empêche de « bien travailler », non pas du point de vue de la performance exigée par l’entreprise mais de leurs attentes vis à vis de leur travail, attentes qu’ils découvrent parfois à cette occasion. Les militant.es classent les réponses : s’agit-il d’un frein enlevable ? sinon pourquoi ? qui peut agir ? quelles conséquences de cette action sur d’autres aspects du travail ?

Le premier domaine d’amélioration possible apparaît être celui du matériel : « l’humain est freiné par la machine », les casques et micros sont de mauvaise qualité, les pépins techniques ou les bugs de l’outil informatique provoquent des ralentissements du système, qui entravent le travail. « Je suis loggé con », dit un téléconseiller pour exprimer sa frustration quand il se branche sur son poste de travail et ne parvient pas à traiter correctement les appels. Ces bugs provoquent le stress des appelants et donc des salarié.es mis sous pression, et rallongent le délai d’attente des autres appels entrants.

Un autre domaine important est celui des horaires : variables d’une semaine à l’autre, ils sont dictés par l’entreprise 4 semaines à l’avance, et non négociables. Il reste possible d’échanger les horaires entre salariés, mais Timesquare (une bourse électronique d’échanges d’horaires mise en place par l’entreprise) n’est pas utilisée par les salarié.es, qui jugent l’outil trop lourd et insuffisamment réactif, puisque l’échange d’horaires nécessite l’aval du superviseur. De ce fait les salariés passent du temps, durant leur pause, ou en dehors du temps de travail, à arranger informellement leurs horaires avec leurs collègues les plus proche. Parfois leur supérieur hiérarchique les aide à trouver des possibilités d’échanges.

La question des rapports avec une hiérarchie souvent autoritaire ressort aussi fortement des paroles des salarié.es : « on ne veut pas être une machine », « on est traités comme des gosses ». Une salariée qui a dépassé ses objectifs veut pouvoir bavarder quelques minutes ou prendre une pause sauvage (« je suis à 120%, laisse-moi tranquille ! » ; « j’ai abattu 4000 mails, qu’on me laisse souffler »). Une bonne partie des promotions internes se fait de conseiller clientèle à superviseur. Ce sont souvent ceux qui atteignent leurs objectifs (DMT, vente, comportement) qui sont promus, sans avoir aucune notion de management. Ils sont très vite mis en gestion d’équipe et écrasés, comme les autres superviseurs plus aguerris, sous les contraintes de productivité.

En même temps, toujours dans l’esprit de la « démarche travail », les délégués transforment leur façon de communiquer avec les salariés. Ils publient une gazette d’information tous les 2 mois, qui apporte des informations conviviales (partage de recettes de cuisine) et des échanges sur le travail (par exemple une manière de prendre en charge plus facilement certains types d’appels, ou des éléments de vocabulaire. La communication se veut positive, pour accompagner les salariés dans leurs problèmes et leurs aspirations. Les délégués se font « porteurs de parole » : ils interpellent les salarié.es sur une question, en collant une grande affiche vierge à l’entrée du bâtiment et en proposant aux salarié.es d’y répondre au feutre.
Lors de la négociation salariale annuelle, en septembre 2018, ils organisent un débrayage sous forme de barbecue, tenu avec l’aide des militants territoriaux de Poitiers ; ils rassemblent ainsi, de façon jamais vue sur le site, environ 400 salarié.es pour protester contre le changement de convention collective, de Syntec à celle des prestataires de services, nettement moins favorable. La démarche produit aussi des résultats électoraux : aux élections du CSE en mars 2019, la CGT passe de 25% à 49% des voix sur l’établissement.

Pour les délégués, ce succès reflète une reconnaissance nouvelle de leur travail de la part des salariés, qui se sentent écoutés et peuvent influer sur les priorités de l’action syndicale. Celle-ci n’a pas connu de succès spectaculaires, mais obtenu de petites améliorations concrètes dans le travail, comme les aménagements d’horaires pour la rentrée scolaire, ou la récupération de centaines d’heures de RTT injustement effacées par la direction, qui changent l’image du syndicat aux yeux des salarié.es.
La survenue de la pandémie a bien sûr pour l’essentiel interrompu l’activité syndicale, 70% des salarié.es étant en télétravail à temps plein. Selon les retours qu’ont quand même les syndicalistes, les téléconseillers sont satisfaits de ne plus avoir leur chef sur le dos, mais sentent en revanche une pression accrue des « process », via le contrôle informatique de leur activité. L’entraide dans le travail se maintient par le biais de groupes Whatsapp sans la hiérarchie, grâce auxquels les salarié.es peuvent communiquer et se conseiller mutuellement pendant le travail quand ils sont en difficulté.
L’attention au travail bien fait semble donc un levier possible pour renforcer l’action syndicale, même dans un centre d’appel – lieu par excellence de la dégradation néolibérale du travail et du taylorisme numérique. Tant il est vrai que tout travail humain, même d’apparence inhumaine, comporte une part de travail vivant et donc de subversion potentielle.

Thomas Coutrot (à partir des témoignages de Julien Hémon, Astrid Singarraud et Alexandre Millet)