Atelier "Travail et écologie" : note de travail liminaire

, par Alexis Cukier

Ce texte a été rédigé par certain.e.s membres de l’atelier "Travail et écologie" en mars 2019 pour délimiter son champ d’enquête, et introduire la première séance plénière de l’atelier.

La rencontre, la coopération et l’alliance entre mondes du travail, militantisme écologiste et syndicalisme constituent des enjeux décisifs de la période. Pourtant, du côté des chercheur-e-s comme des syndicalistes, trop peu a été entrepris, écrit et dit sur leurs rapports. Du côté des chercheurs en sciences sociales, la question écologiste prend progressivement de l’importance, mais elle est rarement mise en rapport avec l’analyse du travail réel. Et pour ce qui est de la philosophie, si « l’éco-marxisme » a le vent en poupe, il n’a pas encore véritablement discuté les apports des théories du travail. Du côté des syndicalistes, des alliances nouvelles (notamment par exemple la plateforme Emploi-Climat, les positions de la CGT-EDF de Cordemais concernant la reconversion de la centrale à charbon, etc) et des mobilisations communes (par exemple l’appel de plusieurs syndicats aux marches pour le climat) se mettent en place, localement des enjeux importants peuvent être identifiés (ONF par exemple), mais nous sommes encore très loin de la coopération nécessaire. Enfin, du côté du militantisme écologiste, qui vit en Europe un moment historique (notamment avec les appels à la grève pour le climat des jeunes en Belgique, Suisse, Danemark, Suède, etc et plus récemment en France), la question de la transformation démocratique du travail est encore rarement posée (parfois au profit de projets inspirés de l’idéologie de la « fin du travail »). Plus spécifiquement en France, l’importance prise par la lutte de la ZAD de Notre-Dames-des-Landes a joué un rôle ambivalent de ce point de vue : alors même que s’y déploient des expérimentations de travail démocratique (voir notamment les recherches de Geneviève Pruvost), elle a pu contribuer à renforcer l’idée selon laquelle l’écologie radicale consisterait purement et simplement dans le refus du travail.

Pourtant, la question de la transformation du travail est bien centrale pour le mouvement écologiste, de même que la question écologique est décisive pour la démocratisation du travail. D’un côté, un processus de transition énergétique et écologique ne pourra advenir que si les finalités du travail sont redéfinies autour de l’impératif écologique, du « prendre soin » du monde et si le travail vivant prend le pas sur le travail mort. Et il ne pourra être démocratique que s’il s’appuie sur l’initiative non seulement de l’ensemble des citoyen-n-e-s mais aussi des individus au travail et des collectifs de travail. Il ne s’agit pas ici seulement de la reconversion ou de la suppression et création d’emplois ainsi que de la transformation (et du démantèlement de certaines) des infrastructures productives mais de la transformation des finalités de la production, des manières de travailler, de l’organisation, de la division et du procès de travail (dans la perspective de la relocalisation et des circuits-courts par exemple, mais aussi dans les gestes mêmes du travail réel) au sein de l’ensemble des secteurs d’activité. Et ici comme ailleurs, c’est bien à partir de l’enquête des travailleurs et travailleurs, de l’analyse du travail réel et du déploiement du travail vivant attentif à ses effets sur le monde, qu’il est possible d’inventer des chemins collectifs vers un travail démocratique et écologiste. D’un autre côté, la question écologique, si l’on considère que la santé des humains et celle de la biosphère sont indissociables, est déjà centrale dans les préoccupations des travailleurs et travailleurs : les maladies et les morts provoqués par le travail, la souffrance au travail dans toutes ses dimensions, la revendication de moyens (et notamment le temps) pour bien faire son travail, sont des questions écologiques à part entières. En deçà de la « partie immergée de l’iceberg » (scandales sanitaires, lanceurs d’alerte, jusqu’à l’occasion manquée de la RSE), et même de la question des dégâts écologiques provoqués par le travail en régime capitaliste, les conditions de l’activité au travail constituent en elles-mêmes un enjeu écologique de première importance. Enfin, il s’agit également de questionner les catégories des conceptions critiques du travail (travail réel, travail abstrait, travail vivant, travail mort, production, valeur, subordination, autonomie, etc) ainsi que les formes et les temporalités de la transformation du travail au prisme de la nécessaire révolution écologique des finalités, des temps et de l’organisation du travail.

Notre groupe de travail pourrait se donner pour objectifs :

1. d’identifier les enquêtes, les expérimentations et les analyses théoriques existantes prenant spécifiquement pour objet les enjeux écologiques du travail.
Il s’agirait de constituer un ensemble de ressources (livres, articles, rapports, liens, vidéos) utiles, en commençant par nos propres travaux. Nous pourrions imaginer les classer en trois rubriques : 1. L’étude des dévastations écologiques du travail aujourd’hui ; 2. L’examen des expérimentations écologistes dans les mondes du travail (autres manières de travailler, reconversion d’activités polluantes, prise en compte explicite de critères écologiques dans les décisions productives, réparation des dégâts du productivisme industriel) ; 3. L’analyse des rapports entre questions du travail et question écologiste (autour de concepts, tels que le travail vivant par exemple, mais aussi d’apports peu connus, comme ceux de l’histoire environnementale, etc. ).

2. De questionner plus particulièrement le rapport entre syndicalisme et militantisme écologiste
Nous pourrions demander notamment aux syndicalistes membres du groupe et intéressés d’examiner les problèmes, points de blocage et avancées concrètes de ce point de vue (en en restant à la France).
Mais si possible, il serait très intéressant également de pouvoir participer (initier ?) une recherche-action, ou enquête sous une autre forme, sur les rapports entre syndicalisme et écologie.

3. de travailler plus particulièrement sur la question prospective : dans quelle mesure les scénarios de transition écologique prennent en compte ou pas, et comment pourraient-ils mieux intégrer la question du travail réel ? dans quelle mesure les propositions de démocratisation du travail prennent en compte ou pas, et comment pourraient-elles mieux intégrer la question écologique ?
Dans les deux cas, plusieurs enjeux importants doivent être approfondis : la prise en compte de l’urgence des transformations nécessaires (voir le rapport du GIEC notamment) ; l’opposition aux pratiques illégales et non éthiques en matière écologique et de santé au travail (rejet de produits toxiques dans la nature, non-respect dans le travail quotidien des normes environnementales au nom de la productivité, etc) ; la question des moyens de la révolution écologique et démocratique des finalités et des organisations du travail, leurs implications en terme de reconversion aussi bien des salarié-e-s que des sites concernés, de travail concret et de travail abstrait, de temps de l’emploi et de temps de travail, de coopération, etc.

Nous pourrions partir de l’étude de scénarios de transition écologique existants (negawatt, plateformes éco-socialistes…) pour en faire l’analyse critique au prisme du travail réel, et inversement de propositions et revendications existantes concernant la transformation démocratique du travail (syndicales, politiques, associatives, etc) au prisme écologiste.