Enseigner en période de confinement

, par Gérard Grosse

J’avais sollicité les trois contributions de professeurs de sciences économiques et sociales réunies ici pour témoigner des transformations du travail induites par la crise sanitaire. Merci à Magalie Godart, Valérie Gréco et Oscar Lambert (les noms ont été changés) d’avoir répondu à ma sollicitation et apporté leur témoignage et leurs réflexions sur les premières semaines de travail en confinement.

Les témoignages, ainsi que d’autres, sont visibles par exemple ici.
Ils présentent des similitudes et des différences. Ils confirment aussi ce que les « ergodisciplines » [1] nous ont appris sur le travail humain.

Les similitudes

Elles sont nombreuses. D’abord, tous les trois sont professeurs de sciences économiques et sociales, discipline scolaire dotée d’une la forte identité didactique, pédagogique, institutionnelle, construite à travers une histoire mouvementée [2] . Tous les trois enseignent aux trois niveaux du lycée, seconde, première et terminale, cette dernière classe marquée par l’échéance du baccalauréat.
Ce sont des professeurs confirmés, militants associatifs et/ou syndicaux, ils conçoivent leur métier comme un engagement professionnel et citoyen : attentifs à la relation avec les élèves, soucieux de les aider à s’approprier des connaissances en matière de sciences sociales en se forgeant des attitudes intellectuelles : autonomie, esprit de recherche, esprit critique.
Notons encore, ce qui n’est pas indifférent ici, qu’ils vivent tous les trois en couple, avec enfant(s), d’âges variés cependant (de la maternelle à l’enseignement supérieur) et que, pendant la période, leur conjoint.e télétravaille à domicile.
Tous les professeurs ont l’habitude du travail à domicile. Une part – la majorité – de leur activité professionnelle (préparation des cours, correction des copies) se déroule ainsi. Le confinement et le travail pédagogique à distance changent la donne : d’une part, ce travail à domicile doit être tourné en direct vers les élèves. Et ce qui fait partie des savoir-faire professionnels, des « trucs du métier » qui permettent d’enrôler les élèves dans l’apprentissage (solliciter l’élève dont on voit que l’attention faiblit, s’appuyer sur les remarques ou les questions pour orienter le cours, etc.) ne fonctionnent plus, exigeant des ajustements nouveaux. D’autre part, le travail à domicile pendant la crise sanitaire est le plus souvent partagé avec d’autres membres du foyer (conjoint.e, enfant(s) scolarisé(s)), ce qui accroit l’enchevêtrement des sphères domestiques et professionnelles et rend parfois plus délicats les arbitrages temporels.

On retrouve également des proximités dans la façon dont ils ont « géré », émotionnellement et professionnellement, l’éclatement de la crise et l’entrée dans le confinement : une période de flottement, d’interrogation voire de sidération, « On ne sait pas » revient comme une litanie dans le témoignage de VG, « doutes », « angoisse » note OL, MG évoque la « tension nerveuse ». Puis rapidement (MG) ou progressivement (VG et OL) la mise en place de nouvelles routines sécurise (eux et les élèves) et fait gagner en efficacité.
Ils ont puisé dans (et contribué aux) les ressources des collectifs de travail, collectif local – l’établissement – ou collectif « virtuel » élargi que constitue l’association professionnelle [3] via son site et sa liste de diffusion. Ainsi que l’exprime OL « impossible, sans confrontation et délibération avec un collectif de travail, à plusieurs échelles-établissement, métier, profession…- de savoir comment faire face à l’imprévu, comment expérimenter ».
La démarche mise en œuvre par les professeurs pourrait se résumer ainsi : s’interroger, chercher des réponses, partager. Ça pourrait être une belle définition du travail !
Similitude encore que la familiarité, certes inégalement distribuée entre les trois enseignants, avec les outils numériques : utilisation de l’ENT, du courrier électronique, des quiz en ligne, etc. aujourd’hui indispensables à la pratique de leur métier, qui leur permet de ne pas être décontenancés par le passage brutal au « tout-à-distance ».

Les différences

Elles tiennent bien sûr aux « personnalités », aux histoires singulières, aux « dispositions » incorporées, mais aussi aux conditions de vie et aux configurations familiales : appartement ou maison rendent plus ou moins supportable le confinement ; si les enfants de MG et VG, lycéens ou étudiants, sont autonomes, le fils d’OL nécessite plus d’attention et de soin.
L’environnement social dans lequel ils exercent leur métier est aussi différent (centre d’une grande ville, banlieue populaire, petite ville), comme les populations scolaires concernées. Les élèves d’OL sont principalement issus de milieux populaires, ceux de MG de catégories CSP+, ceux de VG occupant une position intermédiaire. Il en résulte d’abord un équipement informatique très inégal (ordinateur ou tablette personnels ou à partager avec la fratrie ou à partager avec toute la famille ou absent) et, en conséquence, le recours possible ou non à ces outils pour pouvoir concevoir des cours à distance.

Elles se manifestent aussi dans un phénomène de « dépendance au chemin », elle-même souvent liée à la différenciation sociale ci-dessus évoquée, en matière de pratique pédagogique et de réactivité possible face aux nouvelles conditions d’enseignement. MG utilisait déjà massivement les supports numériques, ses cours rédigés sont en ligne sur son site, VG pratiquait déjà avec ses élèves de terminale la « classe inversée » [4], ce qui, dans les deux cas a facilité la transition vers de nouvelles manières de faire pouvant s’appuyer sur de l’acquis. Au contraire, OL estime que ses supports de cours n’étaient pas adaptés à un enseignement à distance. Allié à la fragilité scolaire de beaucoup de ses élèves, cela rend l’adaptation aux nouvelles conditions d’exercice du métier plus coûteuse voire plus douloureuse.

Ce que le confinement révèle sur le travail enseignant

Le travail en temps de confinement, comme d’habitude, mais certainement plus que d’habitude, est le fruit de choix et d’ajustements nombreux. Chaque enseignant opère des choix pédagogiques en fonction des contraintes de son milieu, ainsi que l’explique OL : « un travail trop exigeant et trop autonome risquerait de creuser les inégalités d’apprentissage entre élèves inégalement dotés sur le plan scolaire, matériel… Mais en même temps, suspendre totalement les objectifs d’apprentissage revient à creuser aussi de facto les inégalités d’apprentissage, entre les élèves qui ne pâtiront pas trop de l’interruption de cours et celleux pour qui une rupture brutale d’apprentissage rendrait très difficile la réussite au bac et dans leurs études supérieures. Difficile de savoir comment naviguer entre ces deux écueils »
Pour opérer ces choix, ils s’appuient sur des valeurs démocratiques : OL se préoccupe de ne pas « creuser les inégalités d’apprentissage », MG écrit aux familles de ses élèves de seconde : « Je n’envisage pas de poursuivre le cours de SES à distance. Les conditions matérielles sont trop inégales selon les familles ».
Ils mobilisent aussi les savoirs d’expérience « Je dois faire des choix, j’ai peur de me tromper mais je m’appuie sur mon expérience et sur celle de mes collègues » écrit VG.
Même en situation d’isolement, la dimension collective du travail soutient le travail individuel, collectif réel (les collègues de l’établissement) ou virtuel : les discussions et ressources collectives de l’association professionnelle, le besoin (VG) de créer une « salle des profs » virtuelle.
Placés dans l’obligation de mettre en œuvre dans l’urgence un enseignement à distance pour lequel « tout n’était pas prêt » quoi qu’en dise le ministre, les professeurs sont en attente de prescriptions, mais celles-ci tardent et sont parfois contradictoires : les chefs d’établissement sont eux-mêmes dans l’attente, les consignes des inspecteurs sont variées. Les enseignants anticipent et, quand de nouvelles prescriptions tombent (par exemple le bac attribué en contrôle continu et les notes attribuées durant la période de confinement qui ne compteront pas dans la moyenne), ils s’en saisissent à leur façon, en respectant moins le programme, en favorisant ce qui leur semble le plus formateur dans leur enseignement. Ils « renormalisent » [5]
les prescriptions : « cet épisode donne envie de « tailler dans le gras [des programmes] » et de me concentrer sur ce qui fait le plus sens dans mon activité » écrit OL.

Parce que le confinement et l’obligation du travail à distance modifient les rapports avec les élèves, certains aspects du métier apparaissent ou sont réactivés. La dimension de care de l’activité enseignante s’affirme : prendre des nouvelles des élèves, les rassurer eux et leurs familles devient un aspect quotidien de l’activité de l’enseignant. La dimension de care (de souci ou d’attention aux besoins et possibilités d’autrui) est mise en évidence par la distance. L’enseignement mobilise des savoir faire incorporés rarement interrogés qui consistent à soutenir l’attention des élèves, voire à anticiper leurs difficultés par la perception en temps réel de leurs comportements en classe, les enseignants en sont ici privés et ce souci prend d’autres formes ; notamment par le truchement de la prise en compte de l’élève dans son environnement familial, exercice délicat qui crée de nouvelles relations plus "épaisses". De nouvelles formes de familiarité se développent et la nouvelle situation peut être une opportunité pour retrouver une appétence qui avait disparu « J’ai pris plaisir à discuter avec mes élèves, pas seulement d’eux, mais aussi à les voir raisonner, s’investir dans la discussion, mobiliser des connaissances. L’impression de retrouver quelque chose de perdu… Le contenu transmis n’est pas le même, je ne m’attarde pas sur les points de détail abscons et inutiles. »(VG)
Le travail en temps de confinement peut être aussi l’occasion de s’interroger plus largement comme le fait OL : reconsidérer les hiérarchies professionnelles, ralentir, déspécialiser, garantir le travail et « la possibilité de délibérer collectivement du sens et des objectifs que nous devons poursuivre à travers notre activité ».

Gérard Grosse, le 23 avril 2020

Notes

[1L’ergonome François Daniellou désigne ainsi les disciplines qui s’intéressent conjointement à l’activité et à la subjectivité dans l’activité. En font partie selon lui l’ergonomie, la psychodynamique du travail, la clinique de l’activité, l’ergologie, éventuellement des courants de la sociologie du travail. Au-delà de leurs différences, elles partagent (au moins) : la distinction entre travail réel et travail prescrit, l’idée que la santé est une construction et que la femme ou l’homme au travail y sont avec toute leur histoire. Voir par exemple F. Daniellou, préface à Louis Durrive, L’expérience des normes – Comprendre l’activité humaine avec la démarche ergologique, Octarès éditions 2015

[2Voir, par exemple, Marjorie Galy, Erwan le Nader, Pascal Combemale (dir), Les sciences économiques et sociales, Histoire, enseignement, concours, Ed. La Découverte, collection guides – Grands repères, 2015

[3Association des professeurs de sciences économiques et sociales – www.apses.org

[4Pour une présentation enthousiaste, voir : https://www.classeinversee.com/presentation/ . Et pour une analyse critique voir : https://blogs.mediapart.fr/paul-devin/blog/130216/les-leurres-de-la-classe-inversee

[5Dans leur « Proposition de vocabulaire ergologique », Louis Durrive et Yves Schwartz proposent cette définition de la renormalisation : L’être humain, comme tout vivant, est exposé à des exigences ou normes, émises en continu et en quantité par le milieu dans lequel il se trouve. Pour exister en tant qu’être singulier, vivant, et en fonction des lacunes des normes de ce milieu face aux innombrables variabilités de la situation locale, il va et doit tenter en permanence de réinterpréter ces normes qu’on lui propose. Ce faisant, il essaie de configurer le milieu comme son milieu propre.
C’est le processus de re-normalisation qui est au coeur de l’activité. ( http://ergologie.com)